mercredi 17 octobre 2007

Vivement l'hiver


C’était en février 2004, je crois. Une photographie trouvée par hasard.

Ma patronne s’extasiait niaisement sur la beauté de ce paysage hivernal fait de contrastes entre la blancheur nacrée du fin manteau neigeux et la chaleur lumineuse des feuillages ocre et pourpre. Presque au milieu, un étang bleu (le vert devient bleu avec le froid) donnait l’illusion d’être une ouverture dans ce tableau irréel, telle une fenêtre sur l’infini. Ma «star gate» à moi, pour les fans de séries.

Elle voulait absolument figer ce paysage qui était pourtant insaisissable, faussement inerte, car animé de mouvements et de bruits imperceptibles, très délicats. J’écoutais le bruissement des dernières feuilles encore vivaces, et puis je me concentrais sur cette brise doucement glacée qui venait caresser mon museau. Les odeurs étaient changées aussi. Disons que je distinguais bien chacune d’entre elles. Parfois, en été, elles ont tendance à tellement s’exhaler qu’elles fusionnent et ça donne lieu à des malentendus entre chiens.

Cependant, ignorant la quiétude magistrale des lieux, l’importune n’a rien trouvé de mieux que de sortir son appareil photo numérique.

Ce n’est pas cinq millions de pixels qui parviendront à reproduire la sensation inégalable que j’éprouvais quand mes coussinets venaient faire craquer, pour la première fois, cette fine pellicule glacée. J’aimais entendre ce bruit sec qui trouve une résonance particulière quand l’air se fait vif.

C’est là que j’ai eu l’idée de briser à mon tour la poésie des lieux. Juste au bon moment… j’ai levé la patte.

C’était un calcul très complexe et précis. Car il y a toujours un temps entre le moment où le déclencheur est actionné et celui où l’appareil enregistre l’image.

Ma pose n’était pas facile non plus : il s’agissait de se priver de l’appui d’une patte, sur un sol précaire et glissant tout en se retournant car il était important de prendre un air stupide pour la photo.

Bref, tout ça demande une très bonne coordination et une certaine souplesse du bassin. Observez bien le mouvement. Vous ne verrez jamais un chien faire ça ou alors, prenez le immédiatement en photo. En fait, je crois que j’ai un centre de gravité unique.

Non, y a pas à dire, j’aime bien l’hiver alors que l’automne…

Les demies saisons m’ennuient terriblement. Elles me dérèglent le système pileux et je perds mes poils par poignées.

Et surtout, au cas où vous l’auriez oublié, je suis un « jusqu’au-boutiste ».

C’est ma seule philosophie : j’aime que les choses soient blanches ou noires, rien ou tout.

Un peu simpliste comme vision ? Et pourtant, je pense que si les réalités sont multiples et changeantes, la vérité est unique ou au maximum binaire. Bref, il ne faudrait pas trop s’encombrer la tête des réalités de la vie.

C’est pourquoi je n’aime ni la politique, ni la vie professionnelle, ni la justice.

Dans ces trois domaines, on est obligé d’inventer des préceptes et de s’y plier, pour s’adapter aux réalités mais en même temps on s’éloigne nécessairement de ce qu’on pourrait appeler le bon sens ou une saine simplicité. Et puis les règles impliquent toujours un compromis, et les compromis, ce n’est pas trop mon truc, même si je parais docile et conciliant avec mon air d’otarie mélancolique.

Pourtant, j’ai conscience que c’est important d’avoir un esprit nuancé. C’est faire preuve d’intelligence même. Ma patronne y parvient et je ne dis pas ça pour fayoter. Mais enfin, parfois, ça lui coûte un sacré effort. Là, en ce moment, j’ai l’impression qu’elle m’envie et qu’elle aimerait bien se détacher de tout et vivre selon sa propre intuition. Y a bien deux trois choses qu’elle enverrait balader sans ménagement.

Le genre de truc que tout le monde pense à un moment donné.

Moi, je trouve que ce n’est pas très judicieux.

Tenez, Boileau il était chiant parce qu’il était très attaché aux règles de forme (si ça vous étonne un chien qui lit Boileau, c’est que votre réalité est un peu étriquée) …Obsédé, il l’était, dans sa détermination à fixer « l’idéal littéraire du classicisme », comme on peut lire dans le Larousse.

Et bien, le génie de l’artiste est né de ces contraintes qui lui ont été imposées arbitrairement parce que le poète ou le dramaturge a dû faire preuve d’une grande imagination pour parvenir à émouvoir son lecteur, en même temps qu’il devait se conformer à des principes psychorigides.

Paradoxalement, les contraintes peuvent stimuler l’intellect, ne serait-ce que pour parvenir à une solution de contournement. Sans règle, plus de transgression possible.

Votre entourage professionnel ou autre vous gonfle, vous allez y gagner en créativité et votre esprit va s’affiner.

« Faites de vos faiblesses, une force, d’un mal un bien » etc, etc…c’te blague ! Très peu pour moi, c’est bon pour les autres.

Moi, je pisse où je veux, et c’est ma patronne qu’on regarde de travers.

Voilà pourquoi j’aurai tort de m’embarrasser de compromis.

C’est d’ailleurs pour cette raison que je l’appelle « ma patronne », par ironie, car dans le fond, elle ne maîtrise pas grand-chose.

Je pourrai dire comme tout le monde « ma maîtresse » mais c’est puéril, ça fait un peu gâteux à mon âge. Et puis je suis tout sauf un chien à sa mémère.

Au début, entre chiens, on parlait de nos « bourgeoises ». J'évite ce vocable depuis qu’un ami lui a dit qu’elle se complaisait dans un « confort bourgeois ». Ca l’a foutue en boule ! Vous auriez dû voir ça. Sur le coup, je me suis demandé si elle était bien vaccinée contre la rage. Pourtant, il n’ y a pas de mal à s’habituer au confort.

Mais parfois, c’est certain, il faut une prise de conscience. C’est uniquement dans cette perspective que je me suis attaqué à la Saxo puis ensuite à la nouvelle 206 (elle n’avait pas compris la première fois).

Ce n’était rien de plus qu’une gentille petite leçon de philosophie, une façon de souligner l’inanité des sentiments de possession matérielle.

Oh, bien sûr, faire réfléchir est dangereux ; ça implique souvent une violente réaction de légitime défense chez le patient qui n’aime pas trop à voir ses repères s’effondrer. Ma patronne m’aurait bien tué sur le coup, mais à la dernière mastication de siège de voiture, on était sur un parking public.

Je vous jure que j’en étais même gêné pour elle : elle pleurait en criant des choses incompréhensibles à mon endroit. C’est vrai qu’elle ne m’avait pas laissé seul très longtemps (enfin, c’est relatif, 15 mn quand même !). J’avais donc dû commencer mon œuvre très rapidement et très efficacement, dès qu’elle avait tourné les talons, car j’estime que le savoir n’attend pas.

Et à l’Etude…plus personne ne me parlait. L’Homme de Droit pour qui elle travaille a même été odieux avec moi : il n’aime pas trop qu’on mine le moral de ses filles. Je ne me suis pas formalisé puisque ça partait d’un bon sentiment.

Il y a juste la Bribri qui m’a un peu rassuré. Pendant que la Patronne, les yeux encore embués et les pupilles dilatées, sortait les morceaux de mousse de son sac en vue d’une reconstitution, je la voyais bien, ma complice, qui tentait de lui parler, et de lui dire qu’on pouvait encore sauver sa nouvelle voiture mais elle n’arrivait pas à finir ses phrases, contrainte qu’elle était de quitter brutalement le bureau pour libérer un fou-rire, pas nerveux mais très justifié au contraire. Elle est courageuse, parce qu’à chaque fois elle revenait, pour repartir encore plus rapidement.

Je n’arrivais pas à croire que ma patronne puisse être dupe à ce point. Enfin, elle était trop affairée à mon avis.

La leçon que j’en tire personnellement, d’un point de vue pragmatique, c’est qu’on a tort d’hésiter entre les marques de voitures, elles se valent toutes. En effet, je n’ai pas constaté de différence sensible entre les revêtements d’une Citroën et ceux d’une Peugeot. Je testerai bien une Renault maintenant parce que je ne connais pas du tout cette marque et que j’aime bien les défis.

Plus sérieusement, il parait que le cuir, c’est plus résistant. Quelqu’un a une voiture avec les sièges en cuir, ou même un canapé ? C’est juste pour une gentille petite leçon de philosophie, à domicile…