samedi 30 août 2008

Si on l'avait fait


Bug, qui aime à voir son ombre croître sous le soleil du soir
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Quel nouveau démon l'a encouragée à traverser l'étendue d'eau tiède qui sépare la plage du Men-dû d'une langue de sable sans intérêt, à peine accrochée au continent. Pour une fois, je choisis de ne pas la suivre car je préfère rester sur la plage où je peux à loisir poursuivre les cerfs volants et semer impunément la panique chez les mouettes.

Elle s'est convaincue qu'à partir de l'île de Stuhan (qui n'est même pas une île), on peut rejoindre, sans perdre pied, la plage du Poulbert et atteindre celle de Ty Guard en passant par Les Rouignous.

Il suffit simplement d'attendre que la mer prenne un peu de recul et oublie de maintenir encerclée cette escale idéale.

Elle s'est surtout convaincue qu'elle sait lire une carte et que ce minuscule territoire, qui représente à peine une miette à l'échelle planétaire, n'a pas besoin d'un mode d'emploi plus complexe qu'une brochure piquée à l'Office du tourisme.

Je l'observe à distance, réservé mais admiratif. Oui, ma patronne fait bien partie de ses aventurières au long cours, de celles qui parviendraient à vous transformer une station balnéaire qui sent l'huile solaire et la barbe à papa en une terre sauvage et hostile, une terre qui ne livre ses secrets qu'aux braves, aux audacieux et aux poètes. Aux insensés.

Elle retrousse son pantalon. Les premiers pas seront sans doute les plus difficiles mais elle pense à Maud Fontenoy et son trimaran ou encore à Ellen Mac Arthur et sa traversée de l'Océan Pacifique. Il n'existe rien de plus ambitieux et de plus beau qu'un défi lancé à la Mer.

A la différence de ses héroïnes médiatisées, ma patronne accèdera sans doute à une victoire silencieuse, mais non moins splendide. Elle a d'ailleurs refusé tout secours technique pour son exploration. Parcourir l'Océan Atlantique, juste en retroussant le pantalon et sans écailler le verni de ses doigts de pied, elle en est capable.

Certes, le sol est un peu vaseux, les algues glissantes, et sa démarche mal assurée. A chaque pas, son pied sonde les bas fonds marins avant de se poser. Je pousse un gémissement lugubre, ne serait-ce que pour ajouter à ce magnifique tableau l'intensité dramatique qui le rend encore plus captivant.

Elle se retourne et d'un regard me supplie de ne pas la rejoindre.... je comprends...ce genre de traversée s'accomplit seul ou pas du tout.

Cependant, elle modifie sa trajectoire: le chemin le plus court est rarement le plus facile. Il faut prendre la mer par surprise, parole de marin, et avancer à contre courant.

Je suis figé, comme terrassé par la peur: ses genoux roses sont maintenant immergés!

A quel moment ai-je vraiment paniqué?

Je crois que c'est à l'instant précis où je n'ai vu d'elle que son bras droit, tendu vers un seul objectif: maintenir le téléphone portable hors de l'eau (il s'agit tout de même d'un LG à touches tactiles).

A t'il fallu qu'elle se retrouve subitement aspirée par un tombant? Le plus troublant est qu'elle se trouve presque à ma portée, à quatre ou cinq mètres de moi. Il paraît que les pièges sablonneux sont fréquents à cet endroit.

Sans réfléchir, je m'élance dans sa direction.

Avant de poursuivre mon récit, je dois vous faire un aveu et surtout mettre fin à une idée reçue: non, tous les chiens ne savent pas nager. Pour ma part, je suis ablutophobe, voilà qui est dit...

Vous allez comprendre pourquoi mon instinct me faisait défense de goûter aux joies de la brasse coulée ou de la nage papillon.

En effet, dès que j'ai perdu patte (je continue ma narration au passé car je ne souhaite pas revivre la scène au présent) mon abdomen s'est trouvé comme gouverné par une force centrifuge inexplicable. Loin de parvenir à fendre les vagues, je roulais avec elles.

Mes pattes ne faisaient que mouliner vainement, tantôt à l'air libre, tantôt en immersion totale, mais sans résultat probant au niveau de la progression aquatique.

Je m'en voulais car bien malgré moi, je ridiculisais l'entreprise héroïque de ma patronne mais c'était plus fort que moi: je ne cessais de vriller et je notais même une accélération de ce mouvement perpétuel à chaque ressac de la Mer.

C'est ainsi que j'ai fini par attirer la sympathie d'un pêcheur à la ligne sur le chemin du retour, attendri par ce qui lui semblait être les espiègleries d'une otarie échouée sur le littoral breton. Il m'a même lancé un maquereau.

Le plancton venait se livrer pacifiquement dans ma gueule ouverte.

Je réalisais alors que tout se conjuguait miraculeusement pour me faire tenir ainsi indéfiniment. De l'eau, de l'air et une alimentation à base d'oméga 3 pouvaient bien me rendre increvable. D'ablutophobe, je devenais amphibie.

Le quart de seconde où il m'était permis d'être à l'endroit, j'apercevais ma patronne revenue au point de départ, en train d'essorer furieusement son pantalon. J'étais tellement content de la voir sur la terre ferme que je renonçais à la tentation de vivre en animal marin solitaire et autoroulant, à la plus grande déception de mon lanceur de maquereaux.

J'ai pu alors rétablir mon équilibre en déployant mes oreilles à la façon d'un planeur. Je dois reconnaître que la nature fait bien les choses. Dans mon cas, elle a compensé l'handicap d'un corps trop long au centre de gravité aléatoire en m'accordant une belle ampleur au niveau des oreilles. Tel un Albatros, cette envergure me permet de m'élever au dessus des contingences humaines et surtout de me tirer des situations les plus difficiles.

Le temps d'arriver, ses vêtements étaient presque secs. Et alors? Je n'ai jamais prétendu détenir le diplôme de sauveteur en mer.

Elle avait pris place sur un rocher d'où elle pouvait contempler paisiblement la pointe de Ty Guard. La Trinité se trouvait juste derrière. Au loin, une petite barque rouge semblait guetter le soleil jusqu'à son coucher, comme pour percer les mystères de sa descente en deçà de l'horizon.

Après tout, n'était-on pas bien là, à toucher du regard l'inaccessible? Notre inertie n'avait rien d'extraordinaire mais elle était de celle qui aurait pu inspirer Friedrich et son goût pour les voyages immobiles et spirituels, où l'homme arrive au point culminant de son exploration et se perd dans la contemplation d'un paysage improbable, trop beau pour être réel. Au crépuscule, il a la sensation d'être le témoin unique de la rencontre entre deux mondes.

J'aurai été tenté de faire de cette aventure une métaphore sur la beauté et les promesses d'un désir inassouvi mais je dois cesser de tout interpréter, sauf à devenir aussi tordu que mes pattes. Plein de jolies choses se bousculaient dans ma tête, comme si je venais de mettre la main inopinément sur un trésor de pensées en tous genres.

Si on l'avait faite, cette traversée, aurais-je connu les joies de cette méditation inspirée?

Je concluais que décidément rien ne me procurait autant de bonheur que cet état de latence. Je pouvais laisser libre cours à mon imagination et à mes élucubrations mystiques. Dans le fond, les choses deviendraient vite ennuyeuses si on devait les réduire à ce qu'elles sont.