mardi 20 décembre 2022

Révélation

 

Vous êtes-vous déjà trouvé prisonnier d’une forêt épaisse, à la tombée de la nuit ?

Avez-vous déjà surpris des regards miroitants et flottants, perçant l’obscurité, vous observer avec gourmandise, comme conviés au spectacle de votre déroute?

En cette saison hivernale, la nuit vous tombe dessus comme un voile lourd jeté sur les esprits les plus hardis.

Vous poursuivez un chevreuil, lors d’une promenade innocente en fin d’après-midi, vous n’entendez même plus la voix de votre maîtresse qui veut toujours vous ramener à ses pieds, puis vous vous retrouvez au milieu d’un embrouillamini d’anciens sentiers rognés par les fougères et les épines qui deviennent de plus en plus denses au point de vous barrer définitivement la route. Vous ne pouvez ni avancer, ni reculer. Vous ne voyez plus rien.

Voilà comment j’ai été pris au piège de ma course folle. Le jour déclinant s’est laissé tout entier dévoré par les ténèbres et j’en fus le témoin impuissant.

Cette nuit-là, dans la forêt, j’ai eu très froid. 

Mon pelage est dépourvu de sous-poils. Dès que je suis immobile soumis à une température à moins de 12 degrés, mes pattes et mon abdomen sont pris de violents tremblements qui ressemblent à ceux de la peur. Je tressaille de tout mon corps.

Me reviennent alors en mémoire mes angoisses de cabot malmené par des tocards. Je suis à nouveau ce chien pouilleux et gémissant devant une gamelle sèche, triste âme abandonnée à la lisière d’une forêt.

Mais cette nuit-là, où je me suis abandonné tout seul, j’ai fait taire pour une fois mon instinct de survie. J’ai cessé de me débattre dans les ronces, et je me suis assis, résigné, indifférent à mon sort. Livré au loup ou délivré par une main humaine, peu m’importait.

Je décidai d’expérimenter la passivité totale. 

Il me vient parfois en tête cette drôle de question : cela fait-il une différence que je m’agite à sortir d’une situation pénible ou que j'opte pour l'inaction? 

Je me convainquis que l’immobilisme était la meilleure façon d’épuiser les forces du Destin, qui n'aiment à s'acharner que sur ce qui lui résiste...ne plus bouger une seule patte, et ne penser à rien d'autre que de se concentrer sur les subtiles variations des énergies en confrontation, travaillant naturellement au rééquilibrage du vivant. 

Malgré toute ma bonne volonté à ne rien faire, ma tentative de méditation en Pleine Conscience fut interrompue par un évènement troublant, et décisif.

De l’autre côté d’un petit cours d’eau scintillant sous le reflet d’une lune pleine, je cru apercevoir la silhouette de ma maîtresse. Je me trompai... les jambes étaient bien plus longues et surtout, elles semblaient désarticulées. Je n’avais jamais vu une femme progresser de façon aussi pathétique. Les bras effectuaient des mouvements désordonnés, et le corps entier semblait vouloir s’extraire de liens invisibles. La robe sombre et courte, qui recouvrait ce corps déréglé, laissa apparaître une chair lymphatique, à faire fuir votre propre sang. J’étais bien plus qu’engourdi, je me statufiai d’effroi et mon corps en oublia même de trembler.

Un grognement incontrôlable sortit malgré moi de mes entrailles, que je ne parvins pas à étouffer.  L’ombre se figea. Un visage exsangue et creusé, qui semblait avoir absorbé toute la blancheur de la lune, se tourna vers moi. 

Je remarquai que la bouche était contractée, et les mâchoires serrées. C’est un mauvais signal pour nous, les chiens trop longtemps maltraités.  Un visage qui se crispe, c’est l’annonce d’un coup de poing qui explose dans la gueule, ou d’un bâton qui s’écrase sur les flancs. On courbe l’échine, instinctivement. Au lieu de cela, je ne pus m’empêcher de scruter dans la nuit cette figure déformée, et de tenter de capter une odeur. Je me levai, étira mes pas prudemment vers cette apparition, et tendis la truffe.

Je distinguai des yeux sombres et grands, des lèvres écarlates, encore charnues, contrastant avec le teint cireux, comme en décomposition. Quant à l’odeur, il faut bien dire ce qui est, en expert de l’odorat :  Contre toute attente, la créature ne chlinguait ni la mort, ni les emmerdements.

J’approchai encore.

Je devinais la finesse des traits, et des pommettes saillantes. Elle n’était donc pas laide. Il y avait eu sans doute de la douceur, par le passé, et même une infinie tendresse qui était passée dans ses grands yeux. 

J’ai su alors que je ne serai pas frappé.

Comme pour m’aider à percer son mystère, la nymphe en déshérence émis un râle étrange. Je dressai les oreilles...Ce n’était pas un râle, mais un chant dont je distinguai à peine les paroles : 


« Une fille faite pour un bouquet,

Et couverte

Du noir crachat des ténèbres...»

 Mes coussinets me brûlaient à force d’avoir écrasé les ronces, mais j’avançais encore...

         « Une fille galante

Comme une aurore de premier mai

La plus aimable bête

         Souillée et qui n’a pas compris

Qu’elle était souillée

Une bête prise au piège

Des amateurs de beauté »

L’aimable bête devina en moi une écoute attentive. Elle pria la lune de prolonger la nuit, afin de tout me raconter de son malheur sur terre.

Le régisseur céleste lui obéit sans objection, et l’unique projecteur de cette nuit sans fin enflamma la scène, pour suivre les gestes de la danseuse macabre, qui mimait une déchéance cruelle.

Ma sublime héroïne prit tour à tour la forme d’une dénommée Antigone, puis celle d’une belle jeune femme, éprise de littérature et d’amour, suicidée par la Société. Quand l’une hurlait avec les loups devant une pierre tombale, l’autre se cognait la tête contre les murs de l’incompréhension.

J’assistai à un spectacle hallucinant et fut projeté dans un univers magique, peuplé de figures mythologiques, et de tragédies, d’humour noir, et de mots qui tuent, de mots qui sonnent encore aujourd'hui à mes oreilles.

Les regards curieux suspendus tout autour de moi n’étaient donc pas réunis pour assister à ma perte. Ils attendaient, comme chaque soir, l’apparition de mon Illuminée qui avait encore tant de choses à révéler.

Perdu dans une forêt peuplée d’ombres sans vie, où les regards ne se croisent jamais, je compris que je me trouvai dans le plus beau théâtre qui soit. Ici, se jouait sans aucun filtre la vie que les hommes s’interdisent. Ici, on criait d’une voix assurée toutes les douleurs que les hommes taisent par convenance. Ici, on célébrait les sacrifices faits au nom de l’amour. Ici, on crachait sur les règles de bonne conduite, dictées par les escrocs autorisés.

Soudain, une main s’abattit sur moi et me saisit par le collier. Encore étourdi, je mis un temps à reconnaître la voix de la patronne: « Tu veux me rendre folle ou quoi ? Je t’ai cherché partout! Je te jure que ça va … » Elle ne put terminer sa phrase tant elle était essoufflée et encore éprouvée par la peur panique de m’avoir perdu.

Découragée comme je le fus par la végétation, elle se laissa tomber à terre.  

Je lui racontai alors ma nuit improbable et le spectacle vibrant qui venait de s’évanouir à l’instant même de son arrivée. Je me surpris même à hurler comme un loup, pour mieux lui conter l'histoire qui m'avait été transmise.

Elle m’écouta, rêveuse et inquiète.  

« Tout cela, ce n’est que du théâtre, du pur divertissement. Cette créature dont tu parles, et bien...c'est une comédienne mais je ne savais pas qu'elle sévissait aussi en plein coeur de la forêt Sainte Apolline. Elle s’appelle Edwige Baily et tout ce qu’elle t’a rapporté, tu dois le savoir, elle l’a méticuleusement écrit, avec Julien Poncet. Ils sont doués, excellents même, mais ce sont des manipulateurs. C’est du drame prémédité, construit phrase après phrase, et servi pour occuper les esprits oisifs. Ce n’est pas la vraie vie ! »

Je plongeai mon regard dans le sien : « Elle est où la vraie vie alors, chez vous les humains? »

Décontenancée par l’intensité de mon regard, et embarrassée par son propre silence, elle se leva d’une traite, ignorant les ronces, et tourna les talons : « Je préfère encore quand tu aboies ! ».

Attendri par cet aveu d’ignorance, je me décidai à la suivre.

Les ténèbres, maudites et fragiles, se laissèrent toutes entières dévorées par le Jour triomphant, et nous en furent les témoins impuissants.



Tout ça pour l'Amour, avec Edwige Baily,
d'Edwige BAILY et  Julien PONCET,
Théâtre de l'Oeuvre jusqu'au 31 décembre 2022


jeudi 1 décembre 2022

"Tel Maître,..."

 


Après des années de collaboration inégale avec les humains, je ne parviens toujours pas à trouver du sens à l'expression « Tel Maître, tel chien ». 

Mon regard, pourtant aiguisé, ne décèle aucun trait commun à l’homme et la bête. 

Encore une fois, je constate que je ne comprends rien aux proverbes et vérités des bipèdes mais cela ne m’inquiète pas vraiment : les chiens ont un sens de l’observation et d’analyse toujours très différent de leur maître, et même bien souvent, nos déductions sont à l’exact opposé de leur raisonnement.

Par exemple, on dira plus volontiers, chez nous « Tel est le Maître, tel n'est pas le chien ». Les plus contestataires des canidés iront jusqu'à déclarer « Tel est le Chien, tel n'est pas le maître », en inversant l’ordre des sujets, et l'attribution de la majuscule, ce qui est un vrai acte politique chez le Chien instruit.

Le jeu préféré des chiens, lorsqu'ils sont entre eux, à une certaine distance de leur maître, est de se soumettre à la devinette Dis-moi-avec-qui-tu-vis-je-te-dirai-qui-tu-n-es-pas.

Prenons le cas du chien agressif et pugnace. Ce serait une erreur grossière que de l'imaginer avec un humain querelleur ou combatif. Il vit en général aux côtés d'un homme pleutre et faible, pressé de placarder sur sa clôture de jardin « Attention chien méchant », en se croyant ainsi préservé des menaces extérieures.

L'homme hargneux choisira au contraire un chien docile et complaisant.

L'idéaliste heureux se dirigera vers l'animal blessé et traumatisé, par pur plaisir de l'éduquer à la joie.

Les précautionneux et les timides seront attirés par les chiens extravertis et curieux de tout.

Ceux qui diront n'avoir rien en commun avec les idéologies racistes, accepteront sans sourciller l'idée d’offrir une fortune pour posséder un chien garanti “pure race”, avec pedigree. Il n’y aura que le chien, le pauvre, qui ne saura pas qu’il est racé.

Quant à l'homme accroupi à mes côtés, prêt à jouer avec moi, je peux résumer nos dissemblances ainsi : il est calme, posé, réfléchi et habile de ses mains. Je suis impatient, gesticulant, émotif et maladroit. Il est sédentaire, exigeant dans sa nourriture, mais toujours rassasié. Je suis explorateur infatigable, goulu mais toujours affamé.

Voyez où je veux en venir... Non ? Dommage, cela aurait pu m'aider à retrouver le fil de ma pensée.

Au lieu de me prêter secours, vous préféreriez peut être dénoncer l’escroquerie de mon raisonnement : j’attaque des vérités générales en servant des contre-vérités toutes aussi générales. Je ne démontre rien.

Peut-être…Mais je me libère au moins de toutes les petites vérités qui corrompent insidieusement la Société des hommes (ou la rendraient plus supportable, selon eux).

Ce que je veux exprimer, à hauteur de cabot, c’est que notre amitié pour les hommes va bien au-delà de ce qui pourrait nous rapprocher. Nous n’avons aucune ambition de leur ressembler, et ne recherchons surtout pas leur reconnaissance, car ce serait le début de notre asservissement. 

C’est un préjugé très partagé chez nos Maîtres, de penser que nous leur vouons un amour inconditionnel et servile.

On le répète assez souvent chez les canidés : “la servilité, ce n’est pas pour les chiens, mais uniquement pour les hommes”.

Pour preuve : on pardonne au chien de ne pas répondre aux ordres (et il abuse en général de cette mansuétude) mais on ne saurait pardonner à l’homme de jouer à l'insoumis. C'est contre-nature.

Si les humains étaient vraiment indociles, ils feraient comme nous ; ils galoperaient librement dans les champs derrière des lapins, ou pisseraient sans entrave sur les énormes voitures alignées dans la rue ; ils lècheraient les assiettes en n’importe quelles circonstances et ronfleraient sous une table pendant les réceptions interminables.

Au lieu de cela, ils délèguent la conduite de leur vie à des machines folles et insensibles, ou à ce qu’ils appellent parfois de façon mystérieuse des algorithmes, se plient dans leur quotidien à des codes absurdes, et donnent des noms indéchiffrables à tout ce qui oserait témoigner trop clairement de leur asservissement. 

Il existe chez les humains, très curieusement, un snobisme de l’obéissance : on ne dresse pas un homme, on le manipule.

A l'inverse, un chien admet parfaitement être réceptif au dressage, pour exécuter des tâches très précises et clairement définies, mais il est hermétique à toute tentative de manipulation. Sa nature profonde est inviolable et son instinct reste son seul vrai maître. 

N'est-ce pas mon instinct qui m'a permis de m'extraire de l'emprise d'un humain un peu fou?

L'homme, lui, est incapable de s'évader réellement.

Il ne connait de l’évasion qu’une forme corrompue : virtuelle ou fiscale, mais jamais réelle.

S’évader en restant sur place…C’est à n’y rien comprendre.

Moi, la fugue, ça me connait, et la vraie ! Combien de fois ai-je tourmenté ma patronne à la faire courir dans la forêt, à ma poursuite, jusqu’à en être totalement désorientée.

Quand son cerveau électronique (un petit rectangle lisse et froid vissé dans la paume de sa main droite) refuse de lui donner le Nord, elle panique. Je me moque gentiment. C’est le temps de l’apprentissage. Je sais qu’elle maîtrisera un jour parfaitement l’Art de la fugue, le seul Art qui vaille.

Les hommes rétifs à cet apprentissage gardent toujours leur chien en laisse. Ce sont eux, en réalité, qui craignent de se perdre. Je crois bien qu’ils me font encore plus peine que leur chien.

Oui, notre amitié pour les hommes va bien au-delà de ce qui pourrait nous rapprocher.

A force de marcher seul à seul avec eux, chaque matin, et chaque soir, nous connaissons tout de leurs faiblesses, de leurs frustrations, et de leurs colères.

Nous les aimons car ils se conduisent avec nous sans rien cacher de leur tristesse profonde.

Nous savons qu'ils recherchent avec nous ce que l'on trouve difficilement dans la société des hommes : une joie naïve et inépuisable. 

En revanche, lorsqu’un humain s'obstine à nous retenir en laisse, même dans les bois, nous abandonnons l’idée d’en faire notre apprenti : cet homme, ou cette femme ne voudra jamais voir affleurer sa joie profonde. L’obsession du contrôle a pris le dessus et tout notre amour n’y suffira pas. Nous ne pourrons jamais l'aider à apprivoiser sa liberté.

Dans ce cas, nous soupirons simplement, les yeux levés au ciel, et donnons notre verdict, tiré d’une solide conviction intime et canine: "Tel Maître, tel Homme".