jeudi 1 décembre 2022

"Tel Maître,..."

 


Après des années de collaboration inégale avec les humains, je ne parviens toujours pas à trouver du sens à l'expression « Tel Maître, tel chien ». 

Mon regard, pourtant aiguisé, ne décèle aucun trait commun à l’homme et la bête. 

Encore une fois, je constate que je ne comprends rien aux proverbes et vérités des bipèdes mais cela ne m’inquiète pas vraiment : les chiens ont un sens de l’observation et d’analyse toujours très différent de leur maître, et même bien souvent, nos déductions sont à l’exact opposé de leur raisonnement.

Par exemple, on dira plus volontiers, chez nous « Tel est le Maître, tel n'est pas le chien ». Les plus contestataires des canidés iront jusqu'à déclarer « Tel est le Chien, tel n'est pas le maître », en inversant l’ordre des sujets, et l'attribution de la majuscule, ce qui est un vrai acte politique chez le Chien instruit.

Le jeu préféré des chiens, lorsqu'ils sont entre eux, à une certaine distance de leur maître, est de se soumettre à la devinette Dis-moi-avec-qui-tu-vis-je-te-dirai-qui-tu-n-es-pas.

Prenons le cas du chien agressif et pugnace. Ce serait une erreur grossière que de l'imaginer avec un humain querelleur ou combatif. Il vit en général aux côtés d'un homme pleutre et faible, pressé de placarder sur sa clôture de jardin « Attention chien méchant », en se croyant ainsi préservé des menaces extérieures.

L'homme hargneux choisira au contraire un chien docile et complaisant.

L'idéaliste heureux se dirigera vers l'animal blessé et traumatisé, par pur plaisir de l'éduquer à la joie.

Les précautionneux et les timides seront attirés par les chiens extravertis et curieux de tout.

Ceux qui diront n'avoir rien en commun avec les idéologies racistes, accepteront sans sourciller l'idée d’offrir une fortune pour posséder un chien garanti “pure race”, avec pedigree. Il n’y aura que le chien, le pauvre, qui ne saura pas qu’il est racé.

Quant à l'homme accroupi à mes côtés, prêt à jouer avec moi, je peux résumer nos dissemblances ainsi : il est calme, posé, réfléchi et habile de ses mains. Je suis impatient, gesticulant, émotif et maladroit. Il est sédentaire, exigeant dans sa nourriture, mais toujours rassasié. Je suis explorateur infatigable, goulu mais toujours affamé.

Voyez où je veux en venir... Non ? Dommage, cela aurait pu m'aider à retrouver le fil de ma pensée.

Au lieu de me prêter secours, vous préféreriez peut être dénoncer l’escroquerie de mon raisonnement : j’attaque des vérités générales en servant des contre-vérités toutes aussi générales. Je ne démontre rien.

Peut-être…Mais je me libère au moins de toutes les petites vérités qui corrompent insidieusement la Société des hommes (ou la rendraient plus supportable, selon eux).

Ce que je veux exprimer, à hauteur de cabot, c’est que notre amitié pour les hommes va bien au-delà de ce qui pourrait nous rapprocher. Nous n’avons aucune ambition de leur ressembler, et ne recherchons surtout pas leur reconnaissance, car ce serait le début de notre asservissement. 

C’est un préjugé très partagé chez nos Maîtres, de penser que nous leur vouons un amour inconditionnel et servile.

On le répète assez souvent chez les canidés : “la servilité, ce n’est pas pour les chiens, mais uniquement pour les hommes”.

Pour preuve : on pardonne au chien de ne pas répondre aux ordres (et il abuse en général de cette mansuétude) mais on ne saurait pardonner à l’homme de jouer à l'insoumis. C'est contre-nature.

Si les humains étaient vraiment indociles, ils feraient comme nous ; ils galoperaient librement dans les champs derrière des lapins, ou pisseraient sans entrave sur les énormes voitures alignées dans la rue ; ils lècheraient les assiettes en n’importe quelles circonstances et ronfleraient sous une table pendant les réceptions interminables.

Au lieu de cela, ils délèguent la conduite de leur vie à des machines folles et insensibles, ou à ce qu’ils appellent parfois de façon mystérieuse des algorithmes, se plient dans leur quotidien à des codes absurdes, et donnent des noms indéchiffrables à tout ce qui oserait témoigner trop clairement de leur asservissement. 

Il existe chez les humains, très curieusement, un snobisme de l’obéissance : on ne dresse pas un homme, on le manipule.

A l'inverse, un chien admet parfaitement être réceptif au dressage, pour exécuter des tâches très précises et clairement définies, mais il est hermétique à toute tentative de manipulation. Sa nature profonde est inviolable et son instinct reste son seul vrai maître. 

N'est-ce pas mon instinct qui m'a permis de m'extraire de l'emprise d'un humain un peu fou?

L'homme, lui, est incapable de s'évader réellement.

Il ne connait de l’évasion qu’une forme corrompue : virtuelle ou fiscale, mais jamais réelle.

S’évader en restant sur place…C’est à n’y rien comprendre.

Moi, la fugue, ça me connait, et la vraie ! Combien de fois ai-je tourmenté ma patronne à la faire courir dans la forêt, à ma poursuite, jusqu’à en être totalement désorientée.

Quand son cerveau électronique (un petit rectangle lisse et froid vissé dans la paume de sa main droite) refuse de lui donner le Nord, elle panique. Je me moque gentiment. C’est le temps de l’apprentissage. Je sais qu’elle maîtrisera un jour parfaitement l’Art de la fugue, le seul Art qui vaille.

Les hommes rétifs à cet apprentissage gardent toujours leur chien en laisse. Ce sont eux, en réalité, qui craignent de se perdre. Je crois bien qu’ils me font encore plus peine que leur chien.

Oui, notre amitié pour les hommes va bien au-delà de ce qui pourrait nous rapprocher.

A force de marcher seul à seul avec eux, chaque matin, et chaque soir, nous connaissons tout de leurs faiblesses, de leurs frustrations, et de leurs colères.

Nous les aimons car ils se conduisent avec nous sans rien cacher de leur tristesse profonde.

Nous savons qu'ils recherchent avec nous ce que l'on trouve difficilement dans la société des hommes : une joie naïve et inépuisable. 

En revanche, lorsqu’un humain s'obstine à nous retenir en laisse, même dans les bois, nous abandonnons l’idée d’en faire notre apprenti : cet homme, ou cette femme ne voudra jamais voir affleurer sa joie profonde. L’obsession du contrôle a pris le dessus et tout notre amour n’y suffira pas. Nous ne pourrons jamais l'aider à apprivoiser sa liberté.

Dans ce cas, nous soupirons simplement, les yeux levés au ciel, et donnons notre verdict, tiré d’une solide conviction intime et canine: "Tel Maître, tel Homme".




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