mercredi 2 juin 2021

La ligne rouge



Une plage trop belle pour moi.

Une signalétique non équivoque m’interdit l’accès au sable fin et aux joies inconditionnelles du printemps retrouvé.

Juste un chien écrasé par une ligne rouge me rappelle que ma seule présence en cet endroit peut être une pollution pour autrui.

Un autre trait rouge, sur le petit muret, indique le chemin de randonnée que l’on me propose de suivre. C’est le chemin recommandé, destiné à tous, et même aux chiens gesticulants comme moi.

Serais-je plus vertueux si j'empruntais le chemin que l'on choisit pour moi? Oui, assurément, répond ma patronne. D'un ton sentencieux, elle ajoute: 

"On ne se sent jamais aussi vertueux que lorsque l'on a le courage d'abandonner ses instincts pour  croire, avec force et humilité, à un ordre qui nous dépasse".

Je la fixe, interrogateur, comme pour l'inviter à éclaircir cette vérité encore obscure:

" C'est pourtant simple! On y vient tous: pour se sentir vertueux, il faut savoir s'admonester soi-même comme l'on doit condamner moralement celui qui ne suit pas les chemins de la vertu".

Ma pensée se brouille. Je ne suis pas trop au fait des besoins existentiels humains et comme pour aggraver mon ignorance, je bute parfois sur les mots. 

En quoi serait-ce si important de "se sentir" vertueux ou simplement même de se sentir? 

Un chien ne se sent pas. Il sent. Il flaire une piste, il interroge son environnement, il scrute les bois  à la recherche d'un chevreuil, il balaie de la truffe les champs dans l'espoir de débusquer un lapin. Ou encore, il plonge dans l'eau marécageuse à la poursuite d'un canard. 

En résumé, mes congénères passent leur temps à affûter leur regard, leur truffe, leur ouïe pour sentir les choses, et s'en emplir totalement. Voilà leur besoin vital, voilà mon besoin vital.

Mon attention est à ce point captée par les vies secrètes et grouillantes des forêts et des étangs, que j'en oublie complètement de me sentir, et encore davantage de me sentir vertueux.  

Un chien a la truffe tellement accaparée qu'il ne peut se sentir lui-même. Comme le cordonnier qui, parait-il, n'a pas le temps de bien se chausser. Je ne sais comment être encore plus redondant dans l'exposé de cette réalité.

En revanche les bipèdes développés sont toujours très attentifs à l'odeur qu'il laisse. Pas une journée ne passe sans qu'ils ne se sentent fiers, nuls, moches, terriblement sexy, assurés, vivants, aventureux. Et mal se sentir, si on les écoute bien, c'est toujours se sentir.

Se sentir est bien plus important, pour eux, que de sentir profondément leur environnement et d'être à son écoute. Et les belles phrases (*) ne suffisent jamais à vous faire changer durablement de perspective.

Dans la situation qui nous préoccupe actuellement, à savoir l'accès aux joies simples et innocentes d'une station balnéaire, voici comment réagirait un bipède au cerveau bien développé:

"Est-ce que je me sens de franchir la ligne rouge? Si j'ignore l'avertissement, ce sont les autres qui ne vont pas me sentir. Je me sens de prendre le risque ou pas?". 

Se sentir et se faire sentir par les autres, est à peu près la même chose chez les bipèdes: impossible de bien se sentir, si les autres vous sentent mal.

Or, avec le cerveau moyen d'un chien, on raisonne de toute autre façon. 

Je renifle d'abord. Et la ligne rouge, je ne la sens pas. Elle ne sent vraiment rien. Si au moins elle était dans le sens du vent, ça me ramènerait des odeurs, et ça me renseignerait sur la conduite à suivre. Donc si  j'hésite, moi aussi, c'est pour une raison radicalement différente de mon bipède. 

La question que je me pose reste purement instinctive: "est-ce que je sens objectivement un danger?"

Objectivement, je vois bien que la ligne est rouge, mais je ne sens pas le sang ni ne perçois de menace. 

La condamnation sociale, souvent dénuée de nuances, brouille donc les pistes en ce qu'elle vise à me faire me sentir mal à l'aise si je l'ignore. Mais c'est en pure perte, puisque je suis un chien, et que je suis couvert par une auto-anosmie totale. 

Je ne me sens ni vertueux ni assassin si je franchis cette ligne. 

Ma condition de chien m'oblige à sentir les choses concrètement, sans choix possible, car ma truffe me commande totalement, bien avant les symboles. 

Voilà pourquoi, je me suis mis à courir comme un chien enragé sur la plage, à en terrasser toutes les mouettes.

En revanche, je puis vous assurer que ma patronne, elle, se sentait mais se sentait vraiment très mal à l'aise à affronter le regard du promeneur accusateur. 

Fort heureusement, elle a vite coupé court aux reproches en brandissant, tel un totem d'immunité, un sac à crottes prêt à recouvrir sans délai les provocations de son chien. Et pourtant, c'est moi seul qui ait été arrosé par les fientes des mouettes.

Elle a manqué de peu de voir la sentence collective s'abattre sur elle. ll est si dur pour un bipède de prendre la mesure de toutes choses, entre la pulsion de vie, le souci de préservation et la raison collective. 

Pour un temps, elle croit avoir apaisé les esprits.

Je soupire. Le mal est fait. L'être humain est vite rattrapé par ses odeurs, son regard sur lui-même, et même celui qu'on lui demande de porter sur lui. C'est ce qu'on appelle les passions tristes et les sentiments mortifères. 

Ceux-là mêmes qui pour un chien n'ont pas d'odeur.


(*) 

« La communication consiste à comprendre celui qui écoute.» 

(Jean Abraham, mathématicien qui ne mérite même pas une vraie biographie dans Wikipedia. Il n'a reçu aucun prix, c'est donc qu'il n'a rien fait et et que sa belle phrase n'a servi en rien l'intérêt collectif. Il n'aura droit qu'à une parenthèse, dans ce blog)