dimanche 11 mars 2018

A la croisée des destins





Je suis au repos. 

Un large sapin me protège d’une neige épaisse et tendre qui, quelques secondes plus tôt, n’en finissait pas de m’aveugler, obstruant mes yeux et glaçant mon museau.

C’est pour cette unique raison que je ne les ai ni vus, ni sentis venir.

Un, deux...ils me faut les compter par paire. Six attelages glissent à vive allure sur cette même crête que j’ai empruntée en début d’après-midi, avec l’innocence du paisible chien qui ne sait pas renoncer à une promenade digestive.

Celui qui, le premier, a dirigé vers moi une mâchoire menaçante s’appelle Togo. C’est ce que j’en ai retenu à entendre hurler les deux enfants accrochés à leur attelage et pourtant impuissants à retenir la bête. Togo s'élançait vers moi ignorant les appels à l'ordre de ses passagers. 

Après avoir identifié le monstre comme étant un Malamute de l’Alaska, ma drôle a joint ses cris à celui des enfants et m’a projeté sur le bas-côté pour entreprendre de me hisser le plus haut possible mais elle n'a pas l’entraînement d’un chien de traîneau. Et il me plaît toujours de résister à l’autre bout de la laisse.

Le frangin est intervenu ; il ne s'est pas démonté et a brandit ses deux bâtons de skieur de fond avec l’assurance d’un Samouraï. Un gars du coin s'est joint à la fête pour s’interroger, flegmatique, sur la probabilité que Togo parviennent à balancer le convoi et son contenu gesticulant, à travers les sapins.

Protégé par ce solide bouclier humain, je me suis autorisé à exprimer mes protestations d'usage, et à faire goûter à ce bon Togo toute la puissance de mes cordes vocales. On ne m’appelle pas Garou pour rien. Tous ont observé que cette étonnante initiative a eu pour effet d’attiser les nerfs, à l’évidence fragiles, du second partenaire de trait.

Je n’ai pas bien saisi le nom de ce congénère, mais il devait rimer avec Fiasco. Alors que les enfants, résignés, se préparaient à une propulsion imminente, le meneur de chiens se décida enfin à apparaître et, en une seule injonction - « A ta place Togo! »- rendit les montagnes à une paix immaculée et un silence miraculeux.

Je n’entendais plus que ma drôle haleter jusqu’à reprendre son souffle. Le samouraï et le savoyard dissertaient déjà sur l’enneigement exceptionnel de cet hiver.

De mes hauteurs, je suivais du regard les attelages s'éloigner sereinement et à bon rythme, comme après une escale ravigotante.

J’interrogeais le sapin, le ciel, et les nuages. Ma vie est à ce point tranquille que rien, absolument rien ne peut en troubler profondément le cours. Je m’expose, je provoque, j’aboie...et la caravane finit toujours par passer. Je croise un destin fabuleux à en couper le souffle, le frôle, hésite presque à le caresser dans le sens de l’échine mais toujours, une laisse me retient ou me sauve.

Je ne serai jamais chien de traîneau. Je n'en ai ni l'endurance, ni la musculature. Personne ne m'a appris à réguler la température corporelle pour résister durablement au froid, et mon mental n'est pas préparé à la rudesse des grands espaces de solitude. Dois-je pour autant choisir de vivre en modeste animal de compagnie, occupé principalement à mendier carresses et croquettes dans le cocon d'un foyer réconfortant?

Je décrétais que mon destin était de n'en choisir aucun, si ce n'est celui d'en croiser pleins d'autres, sur ce petit chemin serpentant entre les sapins.

Pourquoi devrais-je attendre le Crépuscule pour vivre entre chien et loup?

"Pourquoi?!" reprit, scandalisée, ma Drôle. "Mais parce qu'à ne choisir ni l'un ni l'autre, tu vas finir en marmotte!"


Garou, ou le destin exceptionnel d'un beagle croisé avec un épagneul breton
et une marmotte des Alpes du Nord