mercredi 19 mai 2021

C'est admirable

Chien incrédule dans l'attente de croyances
Chien incrédule dans l'attente de croyances

 

Qu’est-ce donc qui est admirable ?

Je l’entends souvent, la patronne, s’émerveiller sur la beauté de la nature, sur la justesse d’un écrivain, ou encore sur le génie d’un peintre. C’est admirable. C’est formidable. Intel est admirable, Intel est formidable.

Moi, Garou, ex-vagabond né dans les sous-bois mouillés, et cabot aux expériences multiples, déclare aujourd’hui n’avoir jamais admiré quoique ce soit ni qui que ce soit, pas même ceux qui m’ont recueilli et aidé. Je leur suis fidèle et reconnaissant et c’est déjà bien assez.

Je ne vais pas m’échiner à flatter un individu qui ne fait, dans le fond, que travailler à accomplir le destin pour lequel sa vie mérite d’être vécue.

Je la revois, penchée sur cet oisillon tombé du nid, à s’émerveiller de son hardiesse malgré des sautillements chancelants, et malgré les petites ailes encore paresseuses.

Oui, elle est émerveillée. L’oisillon a été extrait deux fois de la gueule d’un chat et, à peine échappé du Néant aux dents aiguisées, il piaille de toutes ses forces, comme pour exiger réparation.

C’est admirable, cette vitalité pleine de panache à affirmer sa légitimité, et à refuser l'abandon,  le dernier souffle.

Pas même trente grammes, 4 cm de long et 2,5 cm de large, qu’il est déjà dans le vif du sujet : riposter, exiger de manger, de boire, d’être au chaud et de jouer. 

Oui, je l’ai vu cet oisillon oublier ses infortunes et prendre d’autorité pour nichoir l’épaule de ma patronne, juste derrière l’oreille, tiens, afin qu’elle ne laisse rien passer de ses revendications. Ou encore là, sur le bras qui écrit dans le vide, dans l’espoir d’effectuer un travail sans doute admirable.

C’est incroyable se dit-elle, cette volonté farouche de s’acclimater à l’Etrange, l'Inconnu,  aussi incroyable que Thomas Pesquet et sa décontraction à faire des selfies à bord de l’ISS.

C’est redoutable, cette aisance rieuse à s’imposer quel que soit les circonstances et les obstacles.

Ce n’est pas admirable, ma chère patronne, c’est naturel et nécessaire.

Crois-tu plus admirable encore l’auteur des vers que tu as lus religieusement, ou le médecin qui vient de sauver une vie, ou celui-là même qui se sacrifie pour autrui ? Ils ne sont pas plus admirables que ta petite mésange infortunée.

En caressant du bout des doigts le duvet si délicat de l’oisillon qui combat pour une juste cause, la sienne, tu touches là enfin du doigt la notion de « Persister dans son être ».

Rien ni personne ne mérite admiration ni éloges, même posthumes, puisque que tout le monde ne travaille qu’à une seule et même chose, persister dans son être.

Ce qui fut admirable, peut-être, c’est la persistance de l’oisillon à survivre, deux jours durant, à l’alimentation de ma patronne, comme moi et mon Cher Protecteur, continuons de survivre, depuis des années, à sa cuisine.

L’oisillon s’en est allé. Il a piaillé, mais cette fois-ci a refusé les graines broyées et humidifiées. Ses ailes se sont ouvertes à demi mais l’ont fait tournoyer sur lui-même avant que le bec, si goulu une heure plus tôt, ne pique dans le nid confectionné un peu maladroitement.

Les spasmes ont fait gonfler une dernière fois son fier poitrail qui promettait de virer au jaune citron. 

Les pattes se sont raidies. Sur le cou d’une finesse extrême, une plaie discrète se laisse deviner.

Les efforts et les luttes racontés, les hommages, les ambitions appartiennent aux fantasmes humains.

Si cela ne dépendait que de moi, je passerai ma vie à pisser sur les décorations et les insignes honorifiques.

Arrivera t-il qu’on me fasse cet aveu : tout ce que l’on fait, tout ce que l’on dit, tout ce que l’on veut croire, ce n’est jamais que pour soi-même ? Tout cela ne vise qu'au plein accomplissement de soi.

Si cet aveu accouche de ma patronne, alors là oui, je serais ébranlé par son honnêteté. Moi, Garou, chien sans foi ni maître à penser, vacillerais devant une telle clairvoyance et j'en hurlerais même d’admiration.

Peut être même qu'ainsi, elle me rendrait heureux toute ma vie comme m’a rendu heureux un temps, cette petite mésange décédée sans décoration aucune.

Son corps si léger et apparemment dépourvu d'utilité, sera enterré dans le jardin, et nourrira ce qui doit être nourri. Ainsi, par ce don naturel de soi, sans hommage ni remerciement, elle persistera encore et encore dans son être.

Les jardins regorgent toujours de trésors.