lundi 27 juin 2011

L'histoire d'un combat




« C'est bien, mon chien! Maintenant tu peux lâcher...Non non, viens ici. Là, c'est bien. Assis! Et DONNE maintenant! Donne gentiment! »

Je veux bien m'asseoir mais je ne lâcherai rien. Je maintiens cette fois-ci les crocs bien serrés autour de ma trouvaille. Qu'elle essaie donc de se l'approprier...

« Bon, maintenant, tu écoutes et t'ouvres grand ta gueule! Là, c'est bien, ça y est, je l'ai! c'est bien gentil ça, ...Berk! Oh! Mais c'est à qui ça? Dis moi, A qui c'est, ça, hein? héhéhé! Au drôle de chien chien? Héhéhé! Allez, hop! Va chercher maintenant...Et RAPPORTE! »

Toutes ces injonctions pour en revenir au point de départ...Habituellement, je me prête volontiers à ces jeux infantiles mais aujourd'hui, nous avons largement dépassé la durée réglementaire. Et plus je vieillis, plus je me montre attentif au respect des règles, surtout celles qui garantissent le bon exercice de mes droits.

Certes, en apparence, notre occupation est saine et presque plaisante: ma patronne me lance une histoire et je dois la rattraper pour la lui remettre dans le meilleur état possible.

Si elle n'est pas satisfaite, elle me la relance.

La seule façon de mettre un terme à ce jeu abrutissant est de feindre une recherche acharnée mais sans espoir: je gratte avec obstination la terre, renifle méticuleusement un brin d'herbe, examine un mégot suspect, soulève délicatement la dépouille d'un rat...non décidément je ne vois rien.

Malheureusement pour moi, ma patronne ne se laisse pas impressionnée par mes faux airs d'expert malchanceux et finit par interrompre brutalement mes investigations hasardeuses en laissant échapper une rage trop longtemps contenue:

« Au pied! Qu'est ce que t'as trouvé?! Mais tu vas la lâcher, oui, ton histoire! Tu veux que je m'en charge, c'est çà? »

Après les encouragements, les menaces...Jusque là, ma patronne obtenait facilement de moi que je lâche le morceau, car je me sentais fier de tout rapporter moi même. Je n'aurai jamais laissé quiconque le faire à ma place.

Et pourtant, je sais bien que la rumeur court que je ne suis pas l'auteur des récits servis sur ce blog et que le véritable rapporteur d'histoires n'a pas de vraies pattes mais des mains habiles à se balader sur le clavier.

Une mise au point s'impose: c'est bien évidemment moi, Bug votre serviteur, qui met la main à la patte dans tout ce que vous lisez.

La confusion vient seulement de ce que je suis rarement le héros des histoires que j'écris à la première personne du singulier.

En fait, je ne suis pas le lanceur, mais seulement le rapporteur.

Mais pourquoi diable ma patronne ne rapporte t'elle pas elle-même ses propres histoires? A quoi rime cette supercherie? Vous avez bien raison de vous fâcher, surtout si vous détestez les tricheries et les détours inutiles. Sachez toutefois que je ne suis plus le complice consentant de cette mascarade.

C'est bien pour cette raison que je compte entrer en résistance contre ma patronne qui a fait de moi son chien de laboratoire.

J'aurai préféré de loin qu'elle teste sur moi les crèmes hydratantes, redensifiantes ou même celles aux acides hialyruliques, plutôt que ses récits alambiqués à l'eau de rose.

Ce rôle de rapporteur ne m'a fait connaître qu'une reconnaissance éphémère, et un contentement illusoire, trop conscient que toutes les histoires se valent, se confondent et se répètent. Celle que l'on me lance ne mérite pas plus qu'une autre d'être rapportée. Tout n'est qu'une histoire d'habillage, de maquillage et de commérages destinés à exciter pour un temps la curiosité du lecteur.

Est-il possible cependant d'écrire sans raconter d'histoires? Au préalable, faudrait-il sans doute qu'il soit possible de vivre sans s'inventer des histoires. Or, c'est bien ce que l'on apprend à l'enfant, dès son plus jeune âge, pour l'aider à trouver le sommeil et accéder aux rêves. Son langage se construit ainsi.

Nous y recourrons ensuite, à un âge plus avancé, pour échapper temporairement à un quotidien trop routinier qu'une société addicte au sensationnel nous apprend à mépriser.

Il est de plus en plus difficile de se passer d'histoires, de trouver matière suffisante dans la banalité des êtres et dans l'insignifiance apparente des évènements.

Pourtant, il y a bien une magie à capter de ce quotidien qui se renouvelle obstinément, infatigablement, comme pour offrir une nouvelle chance de saisir enfin un mystère qui nous échappe à chaque fois qu'il se présente.

Finalement, les récits, fables et autres fadaises ne font que parasiter la connivence évidente entre la réalité et le rêve, le quotidien et l'extraordinaire, ne contribuant qu'à nous soustraire à une vérité bien plus prometteuse. On s'épanche, on extrapole, on affabule, on s'imagine. Serions-nous tous des conteurs?

Il me faut admettre que ma pouilleuse banalité est la seule vérité à laquelle je puisse me fier et qu'il est vain de chercher une inspiration ailleurs.

Je dois me livrer au combat et lutter courageusement contre toute tentation romanesque pour libérer mon écriture de chien.

Le souci de la vraisemblance, la contrainte des transitions et l'obsession d'un récit cohérent et attractif, ruinent immanquablement la moindre tentative d'élévation.

Qu'elle cesse de m'importuner et de me contraindre à tout rapporter, à tout réinventer.

« Alors, elle vient cette histoire? allez lâche là! là doucement....gentil chien chien, elle est à qui cette histoire? hein? Héhéhé! Elle est à qui? Tu vas me la donner, oui! »

Elle n'est à personne, cette histoire...emprisonnée entre mes crocs, elle va livrer son destin à mes boyaux qui décideront du moment de la resservir... matière informe et nauséabonde qui tombera au milieu des herbes folles.

Me prend t'elle pour une usine de raffinage d'histoires? Je vais lui en servir, moi, des histoires raffinées.

L'histoire de mon combat contre les histoires ne fait que commencer.