vendredi 17 février 2023

Souriez, ici on vous exhausse!

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Je me rêve parfois en chien d'aventurier vieillissant ou de capitaine déchu. 

Avec ce nouveau compagnon, nous marcherions sur le chemin de la consolation,  en quête d'un abri lointain, protégé du vent et des ambitions humaines.

Il nous viendrait alors de drôles d'idées, et des projets aussi fous que les rêves merveilleux qui se bousculent dans la tête des enfants.

Mon pirate repenti confectionnerait des filets aux pouvoirs magiques. Assis à ses côtés, je tromperais mon ennui en humant des odeurs de barbecue. A l'heure du déjeuner, les gros poissons à chair ferme passeraient directement de l'épuisette enchantée à ma gueule accueillante, et mon compagnon imaginaire se réjouirait de mon bonheur en tirant sur sa pipe, le temps je finisse mon repas.

Il me prierait ensuite d'aller le promener et je le laisserai s'ébattre librement dans les champs, sans laisse, car j'aurais parfaitement éduqué mon homme de compagnie au rappel.

Tout cela n'arrivera pas bien sûr. Mais rien ne m'interdit d'y rêver... pourvu que je reste discret. 

Non pas qu'il s'agisse d'un rêve honteux, bien au contraire, mais les hominidés ont la manie d'assassiner les rêves en proposant toutes sortes de services pour vous inviter à les réaliser.  Ils ont la conviction que les désirs inassouvis ne mènent qu'à la frustration, l'aigreur ou le ressentiment.

C'est pourquoi un homme préfèrera toujours investir dans un coach que dans un chien. Selon eux, le premier vous aide à évoluer dans la réalisation du Moi fantasmé, tandis que le second vous conforte dans votre routine...Excepté si votre chien est lui-même coaché.

Et c'est bien ce qu'a voulu entreprendre ma maîtresse lorsque je lui ai confié mon rêve, à vivre d'eau fraîche et de pêche, aux côtés d'un compagnon obéissant.

« Si tu es certain de vouloir cela, mon brave chien, fonce! Libère toi de ces liens qui te plombent et trouve toi un aventurier sur le retour. Ta vie est courte, tu dois connaître autre chose que la Nationale 12 qui nous mène chaque jour à mon bureau. Le plus grand changement que tu connaîtras ici, est de changer de voiture, non de chemin ».

Je la regardai, interrogateur mais intéressé. Elle poursuivit :

« Nous allons planifier, ensemble, chacune des étapes d'accession à ton idéal de vie. A notre époque, il est impossible de ne pas parvenir à se réaliser, même pour un chien. Je vais t'aider à trouver le partenaire idéal, et, encore plus important: à accoucher de ton Moi intérieur!».

Et voilà comment ma maîtresse a fomenté une méthode parfaite pour tuer mes idéaux, en me persuadant qu'elle avait l'obligation morale de m'aider à les exécuter.

Comme elle est plus paresseuse, que victime d'un volontarisme forcené, elle s'est contentée de traverser la rue pour trouver un moyen rapide de mettre mon rêve à l'épreuve. Mon maître a également été forcé de nous accompagner. Selon elle, ils se devaient, tous les deux, de m'aider à m'accomplir.

Un homme nous a ouvert la porte, de l'autre côté de la rue. Il arborait une moustache bien plus raffinée que la mienne et nous a observé d'un air mutin que j'ai trouvé prometteur. Son regard compréhensif s'est posé longuement sur moi, pendant que ma maîtresse virevoltait entre les costumes anciens proposés à la clientèle. Elle s'émerveillait des capes brodées, des taffetas précieux, et même d'une très vieille machine à écrire, qui nous projetaient tous dans les années 1900.

Tout cela n'avait rien à voir avec moi mais elle s'enflamma pour une redingote de tweed qu'elle s'empressa d'essayer pour s'imaginer en Sherlock Holmes, puis elle changea d'idée. Trouve t'on des perruques en cet endroit?

Elle aimerait tellement exhiber de belles boucles blondes sculptées avec précision, et les laisser tomber en cascade sur ses épaules découvertes, pour sublimer un décolleté resserré par une robe-bustier. Elle finit par s'énerver, ne trouvant pas de bottines à sa pointure et exigea en compensation une ombrelle rose poudrée.

Désorientée par tous les possibles offerts à la clientèle, elle s'imaginait endosser tous les rôles, de l'enquêtrice redoutable à la femme du monde, de l'écrivaine assidue à la mère-courage, du médecin de campagne à l'institutrice de village.

L'homme s'impatienta : « Vous m'aviez dit vouloir essayer le rêve de votre chien, non ? »

Elle se raidit d'un seul coup, me regarda d'un œil mauvais, et reposa l'immense chapeau à plumes dont elle venait de se saisir.

« J'ai trouvé ! » S'exclama mon maître. Nous nous retournâmes, et là, ce fut le coup de foudre, la révélation, le rêve en action ! 

Une magnifique casquette de commandant couvrait la tête de mon maître qui, d'un geste assuré et fort élégant, porta à sa bouche une pipe ancienne, façonnée dans du bois de Bruyère. Il avait revêtu une superbe culotte de nuit rayée, et se dirigeait fièrement vers le décor préparé par le photographe. 

On aurait dit un capitaine de navire en télé-travail, casquette d'apparat en haut et caleçon avachi en bas.

Il personnifiait, avec un art consommé de la transgression, mon rêve d'aventurier en fin de course!

Ma patronne fut priée d'abandonner son intimidante cape de tweed, pour se glisser dans un costume de moussaillon. Sa grande loupe à main fut remplacée par une épuisette, et le couvre-chef du célèbre détective par une ordinaire casquette de marin.

Tout cela n'avait aucun sens mais c'était bien mon rêve.

Je pris place sur l'unique siège du décor, au premier plan, encadré d'un homme et d'une femme qui avaient eu la bonté de donner forme à mes songes.

La première prise fut la bonne.

Par souci d'excellence, l'artiste photographe voulut faire une seconde prise. IL s'agissait de capter le regard perdu de ma patronne qui rêvait encore à son ancienne parure.

Le professionnel leva au-dessus de sa tête une girafe en caoutchouc, pour attirer les regards. Juste au moment d'appuyer sur le déclencheur de l'appareil, il pinça le coup de la girafe. Un couinement perçant  me fit immédiatement bondir hors de mon siège qui bascula violemment sur les pieds nus de mon maître, et je fondis sans demi-mesure sur l'objectif.

Tout vola en éclat par la faute du photographe, qui s'obstinait à vouloir sauver la girafe de mes crocs.

J'étais comme hors de moi. Je retrouvai une vitalité explosive, alors que le doux rêve que j'avais touché du bout des pattes, m'avait plongé, l'espace de quelques minutes, dans le sommeil lénifiant de celui qui avait accédé à la clef de ses songes.

Mes maîtres hurlaient après moi, et la girafe affolée ne cessait de couiner entre les mains de mon bienfaiteur-arrangeur de rêves.

Il me fallut un certain temps pour comprendre que je venais de saborder l'unique tentative d'accéder à ma vie idéalisée, et cela, juste à cause d'une girafe qui couine.

Le photographe ne m'en voulut pas. Il m'expliqua que ma réaction était naturelle, car l'obsession de la réalisation des rêves nous arrache à la vie et nous prive de notre instinct.

Avec moi, l'instinct était revenu avec force, ce qui était peut être le signe que j'étais plus doué pour les rêves, que pour leur réalisation.

C'était bien là mon intuition de chien indolent, et je lui avouais même avoir fait un contresens sur le verbe « exhausser ». Pour moi, cela revenait à être « ex-ossé », c'est à dire à se voir priver de ses os, et donc de sa substantifique moëlle.

En réalité, tous les chiens font ce contresens. C'est pourquoi nous nous méfions des réalisateurs de rêves dont regorgent la Société des hommes.

Il nous semble que plus les hommes sont exhaussés, plus ils deviennent creux, comme une carcasse que l'on viderait progressivement, jusqu'à devenir un simple cliché, une sombre caricature d'eux-mêmes.

Le photographe à l'air mutin me tapota la tête, ne partageant qu'à moitié mon avis. Il m'invita, amusé, à regarder du côté du plateau.

Sur la scène dévastée, ma patronne, assise sur mon siège, était en train de réordonner les plis d'une imposante robe qu'elle venait de revêtir. Un large chapeau lui dévorait la tête, et de longues boucles blondes s'en échappaient, qu'elle faisait danser sur un décolleté corseté, en agitant un éventail.

A ses côtés, un commandant en culotte courte devisait avec elle sur les bienfaits des embruns qui  ravivaient les teints les plus fatigués. Il tirait sur sa pipe, l'air soucieux, le regard lointain, à chacune de ses tirades. 

Et elle, ne sachant que dire, agitait les pieds en riant,  pour mieux laisser apparaître des bottines trop grandes.

Je compris alors que j'avais servi de simple alibi à ma patronne lorsqu'elle avait poussé la porte de la  boutique aux  miracles. Elle réalisait son propre rêve d'actrice!

Mais déjà notre vaillant Commandant de Bord montrait les premiers signes de lassitude face à l'humeur changeante de sa passagère qui désormais feignait la nausée, ne supportant plus l'agitation des flots. Elle poussa même le mauvais goût jusqu'à haleter d'inconfort.

C'est quand elle devint toute rouge, qu'il nous fallut admettre qu'elle ne surjouait plus, et que nous avions basculé dans le réel. Le capitaine en panique lâcha sa pipe et se jeta sur elle pour détendre les lacets du corset trop serré.

Leur rêve aussi, était en train de partir en vrille.

Il en resta néanmoins une photographie mémorable mais finalement jugée peu en phase avec la retenue observée à l'époque devant un photographe, et surtout sans aucun rapport avec mon rêve initial.

En définitive, seul un rêve avait persisté: celui du photographe. Il avait trouvé sa voie pour un petit temps, qui était d'offrir aux hommes et femmes de tout âge de s'abandonner avec fantaisie et audace aux  distractions préférées des enfants : revêtir la peau et les passions d'un autre, juste le temps d'un jeu...Et leur permettre ensuite de retrouver, rassasiés, le chemin de l'école.


L'enchanteur et sa famille

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