samedi 27 mai 2023

Une chienne à se damner

                         



Elle est arrivée chez nous, hagarde et désorientée, zigzaguant  fébrilement dans le salon dans l’espoir de retrouver, parmi toutes ces odeurs nouvelles, au moins une qui lui serait familière, elle qui venait de si loin et qui avait traversé tant de paysages.

Je décidai de ne pas lui prêter attention tant j’étais convaincu qu’elle n’était que de passage mais il me fut impossible de l’ignorer très longtemps: elle sautait sur tout le monde de façon névrotique, croyant que l’amour pouvait s’attraper ainsi, aussi facilement qu’un petit oiseau, et qu’il suffisait d’être vif et agile pour s’en saisir.

La petite chienne efflanquée et insignifiante tenta même sa chance auprès du chat, trop heureux de lui administrer une correction en réponse immédiate à ce besoin impudique et pressant d’attachement.

Je ne pus dissimuler mon plaisir à la voir ainsi remise à sa place.

En réalité, j'avais honte pour mon espèce. Elle m’exaspérait à mendier de l’affection en vrac, à n’importe qui et à n’importe quoi.

C’est à cause de ce genre de ratier que nous sommes déconsidérés aux yeux de la plupart des humains.

Les hommes peuvent bien, en toute impunité, nous malmener, nous abandonner, nous affamer, ou nous faire reproduire à des fins mercantiles puisqu’ils savent que nous ne connaissons ni l’orgueil, ni la rancune.

Pire, il existera toujours des crétins de chiens pour continuer à s’avilir devant eux, offrir leur flanc à leurs caresses, et leur jeter un regard empli d’admiration.

Plus je la regardais, plus je me détestais. 

Moi qui croyais avoir acquis un certain rang, moi qui croyais notre espèce capable de s’élever, et de faire trembler le plafond de verre qui sépare les chiens des hommes, je fulminais de voir cette petite allumeuse se vautrer dans l’abjection, et nous ramener, avec autant d’évidence, à notre condition d’animal domestiqué, éternellement vil, gesticulant et inutile.

Elle devait pourtant bien comprendre qu’elle n’était là que provisoirement, en vue de sa future adoption.

Nous étions sa famille d’accueil pour un mois. Après tout, ce n’était pas un drame. Cela faisait plus de deux ans qu’elle vivait en transit, à tel point que même ses intestins se croyaient aussi en transit : ils n'osaient plus trop fonctionner, perturbés à force d’être nourris par des mains toujours différentes.

Un éducateur est venu, qui devait la prendre en observation pour une semaine et éventuellement la présenter à un candidat à l'adoption. Ils ont tous parlé au-dessus de la chienne, qui d’un seul coup ne bougeait plus, sans doute intimidée par la voix claire de son futur mentor. 

L’homme lui a mis un collier rouge, et l’a caressée. Elle a accepté cela sans broncher, bien évidemment. Il était rassurant et savait y faire avec les chiens. Pour un peu, je l’aurais suivi moi aussi.

Puis, elle a emboîté le pas de son nouvel entremetteur, vers la sortie,  et n’ayant plus le cœur à sauter, n'a même pas jeté un seul regard de regret en direction de mes maîtres. 

L’ingrate.

Pauvre petite idiote à toujours tout accepter, à tout espérer pour finalement se résigner facilement. A coup sûr, elle recommencera son numéro de chienne voltigeuse en un autre endroit, voilà tout.

Avait-elle au moins une idée de ce que c’était, s’attacher vraiment ? A t’elle éprouvé au moins une fois le noble attachement du chien envers son maître, homme, femme ou enfant?

Curieusement, ce jour-là, seul le chat l’a regardée s’éloigner, avec une insistance trouble.

Il est resté figé, assis dans un coin du couloir, ne quittant pas la porte des yeux, même une fois refermée. Si je n’avais pas surpris le chat ainsi, cette créature insondable qui semble toujours flotter entre deux mondes, à la croisée de tous les mystères, je n’aurais jamais pris conscience de ma cécité.

Il m’est apparu évident qu’une correspondance secrète avait eu le temps de s’établir entre la vagabonde et le Moustachu, à l’insu de tous et, je crois même, à leur propre insu.

Je devais admettre une chose : si la chienne avait provoqué de l’émoi chez le chat, c’est bien qu’elle devait avoir des capacités inhabituelles pour un canidé.

Le jour d’après, et de façon énigmatique, le manque s’est installé sournoisement en moi. Je le trompais  en disséquant ce qui restait de l’odeur de la chienne, sur le coussin vert qui avait été disposé tout spécialement pour elle, au pied de la table basse.

J’explorai alors une odeur d’une complexité incroyable...

On y retrouvait bien sûr le sillage âcre et musqué qui caractérise la note de fond chez le chien, mais s’y mêlaient des senteurs plus solaires, qu’on aurait pu croire issues d’un assemblage subtil de jasmin et d’eucalyptus. D’où pouvait-elle donc venir, cette petite écervelée ? Parfois, la résurgence d’une ancienne odeur de goudron brûlant venait contrarier la délicatesse de ce parfum, mais passé une première réaction de recul, j’y revenais, comme attiré par toutes les promesses d’aventures qui en émanaient.

Elle devait avoir bourlingué bien plus que moi.

Jaloux de toutes ses expériences dont je me sentais novice, je me surpris en train de me rouler avec délectation sur le coussin vert. Le chat me fixait, mais ce n’était plus avec dédain. Avait-il compris ma solitude nouvelle?

Décidément, des choses étranges se passaient depuis son départ.

J’ai bien du mal à exprimer cela, à hauteur de chien, mais pour la première fois de mon existence, l’amour dont j’étais gratifié et qui me rendait si heureux, ne me paraissait plus fournir une réponse suffisante au sens de ma présence ici, au sein de mon foyer. Ma vie était incomplète. Il me manquait un savoir, une connaissance. 

Je n'avais jamais obéi qu'à l'appel de la forêt. Mais aujourd'hui, c'était l'appel de l'inconnu qui me tourmentait.

Au bout d’une semaine, elle nous est revenue. Elle fut étonnée de ce retour, et encore plus de la joie qui débordait de moi. 

Je compris qu’elle ne nous quitterait plus lorsque mon maître l’affubla de petits noms : Choukie, ou parfois Chouquette.

Personne ne savait ce qu’elle était véritablement, si ce n’est qu’elle nous venait du pays bleu. Sur le carnet de santé portugais, il était écrit à la ligne « Race » : Indefinade.

Cela m’est apparu anormal. Il y a toujours un morceau de race identifiable chez un chien, une caractéristique physique qui trahit ses origines, mais manifestement, ce n’était pas le cas pour elle, qui demeurait un mystère.

Puis un jour, alors que nous étions en balade, un grand type nous a accosté, pour nous demander avec excitation si c’était bien un Podenco qui nous accompagnait. « Un quoi ? » a réagi ma maîtresse. Un « PODENCO », ce qu’elle s’empressa de taper sur son smartphone, dans la barre de recherche.

Il en est apparu le portrait exact de Chouquette, ou Choukie, ou encore Cindy rebaptisée en dernier lieu Indie.

J’appris ainsi que la chienne aux multiples noms, sans identité, sans origine, sans passé, mais à l’odeur des contrées lointaines, faisait partie d’une race autrefois sacrée, aujourd’hui déclassée et devenue le souffre-douleur des tortionnaires de chiens en Espagne et au Portugal.

Indie serait la descendante de chiens primitifs, de magnifiques lévriers apparus en Egypte il y a de cela au moins 4000 ans ! Et savez-vous ce qui a trahi son secret ? De grandes oreilles très mobiles, qu’elle aplatit quand elle veut passer inaperçue, et qu’elle déploie de toute leur longueur, au-dessus de sa fine gueule lorsqu’elle sent flotter autour d'elle une âme...en transit.

Indie, ma Princesse, est la descendante du Dieu Anubis, le Dieu-Chien qui se mêle de faire la pesée des cœurs avant d’introduire les morts dans l’autre monde !

Je compris alors l’ascendant qu’elle avait eu sur le chat, ainsi que le sentiment de vide étrange qui m’avait chamboulé, lorsqu’elle nous avait été retirée. La race d'Indie connait le passage vers le monde ténébreux qui terrorise les hommes, et dont les chiens ordinaires ne soupçonnent même pas l'existence.

Ma Diablesse n’a peur de rien, ni de la vie, ni de la mort. Instinctivement, elle sait que son destin ancestral est d'être un pont entre les deux.

Indie, une petite allumeuse, j'ai osé dire ? Oui, je maintiens, ma Douce, et je sais que j'aurais besoin de toi, un jour, pour défier l'obscurité.

Indie, ma voyageuse intrépide, je veux me prosterner à tes pattes. Tu as fait bien plus que de faire trembler le plafond de verre entre les humains et les chiens, tu l’as pulvérisé puisque te voilà promue dans mon cœur divinité et gardienne de mon âme immortelle.

Et quant aux hommes qui t'ont fait souffrir, ils vont moins faire les malins. Car de toi va dépendre le salut de leur âme! 



NB: cette histoire est vraie, mais il existe aussi une autre vérité: Indie, connue d'abord sous le nom de Cindy, a été recueillie au Portugal par Cinderela, la bienfaitrice des chiens, et placée sous la protection d'une association remarquable.  Son histoire a circulé du Portugal jusqu'à un magasin de Vélizy (Yvelines- France), et son cas a été plaidé par Annie devant une cliente qui n'est autre que ma maîtresse. Est-il vraisemblable qu'une cliente venue acheter un tapis kilim, reparte avec un bon de commande pour une chienne au destin cabossé? Non, c'est pourquoi la première histoire reste la plus vraisemblable, qui se trouve dans l'exacte continuité de celle-ci. C'est donc celle qui a été rapportée.




vendredi 17 février 2023

Souriez, ici on vous exhausse!

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Je me rêve parfois en chien d'aventurier vieillissant ou de capitaine déchu. 

Avec ce nouveau compagnon, nous marcherions sur le chemin de la consolation,  en quête d'un abri lointain, protégé du vent et des ambitions humaines.

Il nous viendrait alors de drôles d'idées, et des projets aussi fous que les rêves merveilleux qui se bousculent dans la tête des enfants.

Mon pirate repenti confectionnerait des filets aux pouvoirs magiques. Assis à ses côtés, je tromperais mon ennui en humant des odeurs de barbecue. A l'heure du déjeuner, les gros poissons à chair ferme passeraient directement de l'épuisette enchantée à ma gueule accueillante, et mon compagnon imaginaire se réjouirait de mon bonheur en tirant sur sa pipe, le temps je finisse mon repas.

Il me prierait ensuite d'aller le promener et je le laisserai s'ébattre librement dans les champs, sans laisse, car j'aurais parfaitement éduqué mon homme de compagnie au rappel.

Tout cela n'arrivera pas bien sûr. Mais rien ne m'interdit d'y rêver... pourvu que je reste discret. 

Non pas qu'il s'agisse d'un rêve honteux, bien au contraire, mais les hominidés ont la manie d'assassiner les rêves en proposant toutes sortes de services pour vous inviter à les réaliser.  Ils ont la conviction que les désirs inassouvis ne mènent qu'à la frustration, l'aigreur ou le ressentiment.

C'est pourquoi un homme préfèrera toujours investir dans un coach que dans un chien. Selon eux, le premier vous aide à évoluer dans la réalisation du Moi fantasmé, tandis que le second vous conforte dans votre routine...Excepté si votre chien est lui-même coaché.

Et c'est bien ce qu'a voulu entreprendre ma maîtresse lorsque je lui ai confié mon rêve, à vivre d'eau fraîche et de pêche, aux côtés d'un compagnon obéissant.

« Si tu es certain de vouloir cela, mon brave chien, fonce! Libère toi de ces liens qui te plombent et trouve toi un aventurier sur le retour. Ta vie est courte, tu dois connaître autre chose que la Nationale 12 qui nous mène chaque jour à mon bureau. Le plus grand changement que tu connaîtras ici, est de changer de voiture, non de chemin ».

Je la regardai, interrogateur mais intéressé. Elle poursuivit :

« Nous allons planifier, ensemble, chacune des étapes d'accession à ton idéal de vie. A notre époque, il est impossible de ne pas parvenir à se réaliser, même pour un chien. Je vais t'aider à trouver le partenaire idéal, et, encore plus important: à accoucher de ton Moi intérieur!».

Et voilà comment ma maîtresse a fomenté une méthode parfaite pour tuer mes idéaux, en me persuadant qu'elle avait l'obligation morale de m'aider à les exécuter.

Comme elle est plus paresseuse, que victime d'un volontarisme forcené, elle s'est contentée de traverser la rue pour trouver un moyen rapide de mettre mon rêve à l'épreuve. Mon maître a également été forcé de nous accompagner. Selon elle, ils se devaient, tous les deux, de m'aider à m'accomplir.

Un homme nous a ouvert la porte, de l'autre côté de la rue. Il arborait une moustache bien plus raffinée que la mienne et nous a observé d'un air mutin que j'ai trouvé prometteur. Son regard compréhensif s'est posé longuement sur moi, pendant que ma maîtresse virevoltait entre les costumes anciens proposés à la clientèle. Elle s'émerveillait des capes brodées, des taffetas précieux, et même d'une très vieille machine à écrire, qui nous projetaient tous dans les années 1900.

Tout cela n'avait rien à voir avec moi mais elle s'enflamma pour une redingote de tweed qu'elle s'empressa d'essayer pour s'imaginer en Sherlock Holmes, puis elle changea d'idée. Trouve t'on des perruques en cet endroit?

Elle aimerait tellement exhiber de belles boucles blondes sculptées avec précision, et les laisser tomber en cascade sur ses épaules découvertes, pour sublimer un décolleté resserré par une robe-bustier. Elle finit par s'énerver, ne trouvant pas de bottines à sa pointure et exigea en compensation une ombrelle rose poudrée.

Désorientée par tous les possibles offerts à la clientèle, elle s'imaginait endosser tous les rôles, de l'enquêtrice redoutable à la femme du monde, de l'écrivaine assidue à la mère-courage, du médecin de campagne à l'institutrice de village.

L'homme s'impatienta : « Vous m'aviez dit vouloir essayer le rêve de votre chien, non ? »

Elle se raidit d'un seul coup, me regarda d'un œil mauvais, et reposa l'immense chapeau à plumes dont elle venait de se saisir.

« J'ai trouvé ! » S'exclama mon maître. Nous nous retournâmes, et là, ce fut le coup de foudre, la révélation, le rêve en action ! 

Une magnifique casquette de commandant couvrait la tête de mon maître qui, d'un geste assuré et fort élégant, porta à sa bouche une pipe ancienne, façonnée dans du bois de Bruyère. Il avait revêtu une superbe culotte de nuit rayée, et se dirigeait fièrement vers le décor préparé par le photographe. 

On aurait dit un capitaine de navire en télé-travail, casquette d'apparat en haut et caleçon avachi en bas.

Il personnifiait, avec un art consommé de la transgression, mon rêve d'aventurier en fin de course!

Ma patronne fut priée d'abandonner son intimidante cape de tweed, pour se glisser dans un costume de moussaillon. Sa grande loupe à main fut remplacée par une épuisette, et le couvre-chef du célèbre détective par une ordinaire casquette de marin.

Tout cela n'avait aucun sens mais c'était bien mon rêve.

Je pris place sur l'unique siège du décor, au premier plan, encadré d'un homme et d'une femme qui avaient eu la bonté de donner forme à mes songes.

La première prise fut la bonne.

Par souci d'excellence, l'artiste photographe voulut faire une seconde prise. IL s'agissait de capter le regard perdu de ma patronne qui rêvait encore à son ancienne parure.

Le professionnel leva au-dessus de sa tête une girafe en caoutchouc, pour attirer les regards. Juste au moment d'appuyer sur le déclencheur de l'appareil, il pinça le coup de la girafe. Un couinement perçant  me fit immédiatement bondir hors de mon siège qui bascula violemment sur les pieds nus de mon maître, et je fondis sans demi-mesure sur l'objectif.

Tout vola en éclat par la faute du photographe, qui s'obstinait à vouloir sauver la girafe de mes crocs.

J'étais comme hors de moi. Je retrouvai une vitalité explosive, alors que le doux rêve que j'avais touché du bout des pattes, m'avait plongé, l'espace de quelques minutes, dans le sommeil lénifiant de celui qui avait accédé à la clef de ses songes.

Mes maîtres hurlaient après moi, et la girafe affolée ne cessait de couiner entre les mains de mon bienfaiteur-arrangeur de rêves.

Il me fallut un certain temps pour comprendre que je venais de saborder l'unique tentative d'accéder à ma vie idéalisée, et cela, juste à cause d'une girafe qui couine.

Le photographe ne m'en voulut pas. Il m'expliqua que ma réaction était naturelle, car l'obsession de la réalisation des rêves nous arrache à la vie et nous prive de notre instinct.

Avec moi, l'instinct était revenu avec force, ce qui était peut être le signe que j'étais plus doué pour les rêves, que pour leur réalisation.

C'était bien là mon intuition de chien indolent, et je lui avouais même avoir fait un contresens sur le verbe « exhausser ». Pour moi, cela revenait à être « ex-ossé », c'est à dire à se voir priver de ses os, et donc de sa substantifique moëlle.

En réalité, tous les chiens font ce contresens. C'est pourquoi nous nous méfions des réalisateurs de rêves dont regorgent la Société des hommes.

Il nous semble que plus les hommes sont exhaussés, plus ils deviennent creux, comme une carcasse que l'on viderait progressivement, jusqu'à devenir un simple cliché, une sombre caricature d'eux-mêmes.

Le photographe à l'air mutin me tapota la tête, ne partageant qu'à moitié mon avis. Il m'invita, amusé, à regarder du côté du plateau.

Sur la scène dévastée, ma patronne, assise sur mon siège, était en train de réordonner les plis d'une imposante robe qu'elle venait de revêtir. Un large chapeau lui dévorait la tête, et de longues boucles blondes s'en échappaient, qu'elle faisait danser sur un décolleté corseté, en agitant un éventail.

A ses côtés, un commandant en culotte courte devisait avec elle sur les bienfaits des embruns qui  ravivaient les teints les plus fatigués. Il tirait sur sa pipe, l'air soucieux, le regard lointain, à chacune de ses tirades. 

Et elle, ne sachant que dire, agitait les pieds en riant,  pour mieux laisser apparaître des bottines trop grandes.

Je compris alors que j'avais servi de simple alibi à ma patronne lorsqu'elle avait poussé la porte de la  boutique aux  miracles. Elle réalisait son propre rêve d'actrice!

Mais déjà notre vaillant Commandant de Bord montrait les premiers signes de lassitude face à l'humeur changeante de sa passagère qui désormais feignait la nausée, ne supportant plus l'agitation des flots. Elle poussa même le mauvais goût jusqu'à haleter d'inconfort.

C'est quand elle devint toute rouge, qu'il nous fallut admettre qu'elle ne surjouait plus, et que nous avions basculé dans le réel. Le capitaine en panique lâcha sa pipe et se jeta sur elle pour détendre les lacets du corset trop serré.

Leur rêve aussi, était en train de partir en vrille.

Il en resta néanmoins une photographie mémorable mais finalement jugée peu en phase avec la retenue observée à l'époque devant un photographe, et surtout sans aucun rapport avec mon rêve initial.

En définitive, seul un rêve avait persisté: celui du photographe. Il avait trouvé sa voie pour un petit temps, qui était d'offrir aux hommes et femmes de tout âge de s'abandonner avec fantaisie et audace aux  distractions préférées des enfants : revêtir la peau et les passions d'un autre, juste le temps d'un jeu...Et leur permettre ensuite de retrouver, rassasiés, le chemin de l'école.


L'enchanteur et sa famille

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mardi 20 décembre 2022

Révélation

 

Vous êtes-vous déjà trouvé prisonnier d’une forêt épaisse, à la tombée de la nuit ?

Avez-vous déjà surpris des regards miroitants et flottants, perçant l’obscurité, vous observer avec gourmandise, comme conviés au spectacle de votre déroute?

En cette saison hivernale, la nuit vous tombe dessus comme un voile lourd jeté sur les esprits les plus hardis.

Vous poursuivez un chevreuil, lors d’une promenade innocente en fin d’après-midi, vous n’entendez même plus la voix de votre maîtresse qui veut toujours vous ramener à ses pieds, puis vous vous retrouvez au milieu d’un embrouillamini d’anciens sentiers rognés par les fougères et les épines qui deviennent de plus en plus denses au point de vous barrer définitivement la route. Vous ne pouvez ni avancer, ni reculer. Vous ne voyez plus rien.

Voilà comment j’ai été pris au piège de ma course folle. Le jour déclinant s’est laissé tout entier dévoré par les ténèbres et j’en fus le témoin impuissant.

Cette nuit-là, dans la forêt, j’ai eu très froid. 

Mon pelage est dépourvu de sous-poils. Dès que je suis immobile soumis à une température à moins de 12 degrés, mes pattes et mon abdomen sont pris de violents tremblements qui ressemblent à ceux de la peur. Je tressaille de tout mon corps.

Me reviennent alors en mémoire mes angoisses de cabot malmené par des tocards. Je suis à nouveau ce chien pouilleux et gémissant devant une gamelle sèche, triste âme abandonnée à la lisière d’une forêt.

Mais cette nuit-là, où je me suis abandonné tout seul, j’ai fait taire pour une fois mon instinct de survie. J’ai cessé de me débattre dans les ronces, et je me suis assis, résigné, indifférent à mon sort. Livré au loup ou délivré par une main humaine, peu m’importait.

Je décidai d’expérimenter la passivité totale. 

Il me vient parfois en tête cette drôle de question : cela fait-il une différence que je m’agite à sortir d’une situation pénible ou que j'opte pour l'inaction? 

Je me convainquis que l’immobilisme était la meilleure façon d’épuiser les forces du Destin, qui n'aiment à s'acharner que sur ce qui lui résiste...ne plus bouger une seule patte, et ne penser à rien d'autre que de se concentrer sur les subtiles variations des énergies en confrontation, travaillant naturellement au rééquilibrage du vivant. 

Malgré toute ma bonne volonté à ne rien faire, ma tentative de méditation en Pleine Conscience fut interrompue par un évènement troublant, et décisif.

De l’autre côté d’un petit cours d’eau scintillant sous le reflet d’une lune pleine, je cru apercevoir la silhouette de ma maîtresse. Je me trompai... les jambes étaient bien plus longues et surtout, elles semblaient désarticulées. Je n’avais jamais vu une femme progresser de façon aussi pathétique. Les bras effectuaient des mouvements désordonnés, et le corps entier semblait vouloir s’extraire de liens invisibles. La robe sombre et courte, qui recouvrait ce corps déréglé, laissa apparaître une chair lymphatique, à faire fuir votre propre sang. J’étais bien plus qu’engourdi, je me statufiai d’effroi et mon corps en oublia même de trembler.

Un grognement incontrôlable sortit malgré moi de mes entrailles, que je ne parvins pas à étouffer.  L’ombre se figea. Un visage exsangue et creusé, qui semblait avoir absorbé toute la blancheur de la lune, se tourna vers moi. 

Je remarquai que la bouche était contractée, et les mâchoires serrées. C’est un mauvais signal pour nous, les chiens trop longtemps maltraités.  Un visage qui se crispe, c’est l’annonce d’un coup de poing qui explose dans la gueule, ou d’un bâton qui s’écrase sur les flancs. On courbe l’échine, instinctivement. Au lieu de cela, je ne pus m’empêcher de scruter dans la nuit cette figure déformée, et de tenter de capter une odeur. Je me levai, étira mes pas prudemment vers cette apparition, et tendis la truffe.

Je distinguai des yeux sombres et grands, des lèvres écarlates, encore charnues, contrastant avec le teint cireux, comme en décomposition. Quant à l’odeur, il faut bien dire ce qui est, en expert de l’odorat :  Contre toute attente, la créature ne chlinguait ni la mort, ni les emmerdements.

J’approchai encore.

Je devinais la finesse des traits, et des pommettes saillantes. Elle n’était donc pas laide. Il y avait eu sans doute de la douceur, par le passé, et même une infinie tendresse qui était passée dans ses grands yeux. 

J’ai su alors que je ne serai pas frappé.

Comme pour m’aider à percer son mystère, la nymphe en déshérence émis un râle étrange. Je dressai les oreilles...Ce n’était pas un râle, mais un chant dont je distinguai à peine les paroles : 


« Une fille faite pour un bouquet,

Et couverte

Du noir crachat des ténèbres...»

 Mes coussinets me brûlaient à force d’avoir écrasé les ronces, mais j’avançais encore...

         « Une fille galante

Comme une aurore de premier mai

La plus aimable bête

         Souillée et qui n’a pas compris

Qu’elle était souillée

Une bête prise au piège

Des amateurs de beauté »

L’aimable bête devina en moi une écoute attentive. Elle pria la lune de prolonger la nuit, afin de tout me raconter de son malheur sur terre.

Le régisseur céleste lui obéit sans objection, et l’unique projecteur de cette nuit sans fin enflamma la scène, pour suivre les gestes de la danseuse macabre, qui mimait une déchéance cruelle.

Ma sublime héroïne prit tour à tour la forme d’une dénommée Antigone, puis celle d’une belle jeune femme, éprise de littérature et d’amour, suicidée par la Société. Quand l’une hurlait avec les loups devant une pierre tombale, l’autre se cognait la tête contre les murs de l’incompréhension.

J’assistai à un spectacle hallucinant et fut projeté dans un univers magique, peuplé de figures mythologiques, et de tragédies, d’humour noir, et de mots qui tuent, de mots qui sonnent encore aujourd'hui à mes oreilles.

Les regards curieux suspendus tout autour de moi n’étaient donc pas réunis pour assister à ma perte. Ils attendaient, comme chaque soir, l’apparition de mon Illuminée qui avait encore tant de choses à révéler.

Perdu dans une forêt peuplée d’ombres sans vie, où les regards ne se croisent jamais, je compris que je me trouvai dans le plus beau théâtre qui soit. Ici, se jouait sans aucun filtre la vie que les hommes s’interdisent. Ici, on criait d’une voix assurée toutes les douleurs que les hommes taisent par convenance. Ici, on célébrait les sacrifices faits au nom de l’amour. Ici, on crachait sur les règles de bonne conduite, dictées par les escrocs autorisés.

Soudain, une main s’abattit sur moi et me saisit par le collier. Encore étourdi, je mis un temps à reconnaître la voix de la patronne: « Tu veux me rendre folle ou quoi ? Je t’ai cherché partout! Je te jure que ça va … » Elle ne put terminer sa phrase tant elle était essoufflée et encore éprouvée par la peur panique de m’avoir perdu.

Découragée comme je le fus par la végétation, elle se laissa tomber à terre.  

Je lui racontai alors ma nuit improbable et le spectacle vibrant qui venait de s’évanouir à l’instant même de son arrivée. Je me surpris même à hurler comme un loup, pour mieux lui conter l'histoire qui m'avait été transmise.

Elle m’écouta, rêveuse et inquiète.  

« Tout cela, ce n’est que du théâtre, du pur divertissement. Cette créature dont tu parles, et bien...c'est une comédienne mais je ne savais pas qu'elle sévissait aussi en plein coeur de la forêt Sainte Apolline. Elle s’appelle Edwige Baily et tout ce qu’elle t’a rapporté, tu dois le savoir, elle l’a méticuleusement écrit, avec Julien Poncet. Ils sont doués, excellents même, mais ce sont des manipulateurs. C’est du drame prémédité, construit phrase après phrase, et servi pour occuper les esprits oisifs. Ce n’est pas la vraie vie ! »

Je plongeai mon regard dans le sien : « Elle est où la vraie vie alors, chez vous les humains? »

Décontenancée par l’intensité de mon regard, et embarrassée par son propre silence, elle se leva d’une traite, ignorant les ronces, et tourna les talons : « Je préfère encore quand tu aboies ! ».

Attendri par cet aveu d’ignorance, je me décidai à la suivre.

Les ténèbres, maudites et fragiles, se laissèrent toutes entières dévorées par le Jour triomphant, et nous en furent les témoins impuissants.



Tout ça pour l'Amour, avec Edwige Baily,
d'Edwige BAILY et  Julien PONCET,
Théâtre de l'Oeuvre jusqu'au 31 décembre 2022


jeudi 1 décembre 2022

"Tel Maître,..."

 


Après des années de collaboration inégale avec les humains, je ne parviens toujours pas à trouver du sens à l'expression « Tel Maître, tel chien ». 

Mon regard, pourtant aiguisé, ne décèle aucun trait commun à l’homme et la bête. 

Encore une fois, je constate que je ne comprends rien aux proverbes et vérités des bipèdes mais cela ne m’inquiète pas vraiment : les chiens ont un sens de l’observation et d’analyse toujours très différent de leur maître, et même bien souvent, nos déductions sont à l’exact opposé de leur raisonnement.

Par exemple, on dira plus volontiers, chez nous « Tel est le Maître, tel n'est pas le chien ». Les plus contestataires des canidés iront jusqu'à déclarer « Tel est le Chien, tel n'est pas le maître », en inversant l’ordre des sujets, et l'attribution de la majuscule, ce qui est un vrai acte politique chez le Chien instruit.

Le jeu préféré des chiens, lorsqu'ils sont entre eux, à une certaine distance de leur maître, est de se soumettre à la devinette Dis-moi-avec-qui-tu-vis-je-te-dirai-qui-tu-n-es-pas.

Prenons le cas du chien agressif et pugnace. Ce serait une erreur grossière que de l'imaginer avec un humain querelleur ou combatif. Il vit en général aux côtés d'un homme pleutre et faible, pressé de placarder sur sa clôture de jardin « Attention chien méchant », en se croyant ainsi préservé des menaces extérieures.

L'homme hargneux choisira au contraire un chien docile et complaisant.

L'idéaliste heureux se dirigera vers l'animal blessé et traumatisé, par pur plaisir de l'éduquer à la joie.

Les précautionneux et les timides seront attirés par les chiens extravertis et curieux de tout.

Ceux qui diront n'avoir rien en commun avec les idéologies racistes, accepteront sans sourciller l'idée d’offrir une fortune pour posséder un chien garanti “pure race”, avec pedigree. Il n’y aura que le chien, le pauvre, qui ne saura pas qu’il est racé.

Quant à l'homme accroupi à mes côtés, prêt à jouer avec moi, je peux résumer nos dissemblances ainsi : il est calme, posé, réfléchi et habile de ses mains. Je suis impatient, gesticulant, émotif et maladroit. Il est sédentaire, exigeant dans sa nourriture, mais toujours rassasié. Je suis explorateur infatigable, goulu mais toujours affamé.

Voyez où je veux en venir... Non ? Dommage, cela aurait pu m'aider à retrouver le fil de ma pensée.

Au lieu de me prêter secours, vous préféreriez peut être dénoncer l’escroquerie de mon raisonnement : j’attaque des vérités générales en servant des contre-vérités toutes aussi générales. Je ne démontre rien.

Peut-être…Mais je me libère au moins de toutes les petites vérités qui corrompent insidieusement la Société des hommes (ou la rendraient plus supportable, selon eux).

Ce que je veux exprimer, à hauteur de cabot, c’est que notre amitié pour les hommes va bien au-delà de ce qui pourrait nous rapprocher. Nous n’avons aucune ambition de leur ressembler, et ne recherchons surtout pas leur reconnaissance, car ce serait le début de notre asservissement. 

C’est un préjugé très partagé chez nos Maîtres, de penser que nous leur vouons un amour inconditionnel et servile.

On le répète assez souvent chez les canidés : “la servilité, ce n’est pas pour les chiens, mais uniquement pour les hommes”.

Pour preuve : on pardonne au chien de ne pas répondre aux ordres (et il abuse en général de cette mansuétude) mais on ne saurait pardonner à l’homme de jouer à l'insoumis. C'est contre-nature.

Si les humains étaient vraiment indociles, ils feraient comme nous ; ils galoperaient librement dans les champs derrière des lapins, ou pisseraient sans entrave sur les énormes voitures alignées dans la rue ; ils lècheraient les assiettes en n’importe quelles circonstances et ronfleraient sous une table pendant les réceptions interminables.

Au lieu de cela, ils délèguent la conduite de leur vie à des machines folles et insensibles, ou à ce qu’ils appellent parfois de façon mystérieuse des algorithmes, se plient dans leur quotidien à des codes absurdes, et donnent des noms indéchiffrables à tout ce qui oserait témoigner trop clairement de leur asservissement. 

Il existe chez les humains, très curieusement, un snobisme de l’obéissance : on ne dresse pas un homme, on le manipule.

A l'inverse, un chien admet parfaitement être réceptif au dressage, pour exécuter des tâches très précises et clairement définies, mais il est hermétique à toute tentative de manipulation. Sa nature profonde est inviolable et son instinct reste son seul vrai maître. 

N'est-ce pas mon instinct qui m'a permis de m'extraire de l'emprise d'un humain un peu fou?

L'homme, lui, est incapable de s'évader réellement.

Il ne connait de l’évasion qu’une forme corrompue : virtuelle ou fiscale, mais jamais réelle.

S’évader en restant sur place…C’est à n’y rien comprendre.

Moi, la fugue, ça me connait, et la vraie ! Combien de fois ai-je tourmenté ma patronne à la faire courir dans la forêt, à ma poursuite, jusqu’à en être totalement désorientée.

Quand son cerveau électronique (un petit rectangle lisse et froid vissé dans la paume de sa main droite) refuse de lui donner le Nord, elle panique. Je me moque gentiment. C’est le temps de l’apprentissage. Je sais qu’elle maîtrisera un jour parfaitement l’Art de la fugue, le seul Art qui vaille.

Les hommes rétifs à cet apprentissage gardent toujours leur chien en laisse. Ce sont eux, en réalité, qui craignent de se perdre. Je crois bien qu’ils me font encore plus peine que leur chien.

Oui, notre amitié pour les hommes va bien au-delà de ce qui pourrait nous rapprocher.

A force de marcher seul à seul avec eux, chaque matin, et chaque soir, nous connaissons tout de leurs faiblesses, de leurs frustrations, et de leurs colères.

Nous les aimons car ils se conduisent avec nous sans rien cacher de leur tristesse profonde.

Nous savons qu'ils recherchent avec nous ce que l'on trouve difficilement dans la société des hommes : une joie naïve et inépuisable. 

En revanche, lorsqu’un humain s'obstine à nous retenir en laisse, même dans les bois, nous abandonnons l’idée d’en faire notre apprenti : cet homme, ou cette femme ne voudra jamais voir affleurer sa joie profonde. L’obsession du contrôle a pris le dessus et tout notre amour n’y suffira pas. Nous ne pourrons jamais l'aider à apprivoiser sa liberté.

Dans ce cas, nous soupirons simplement, les yeux levés au ciel, et donnons notre verdict, tiré d’une solide conviction intime et canine: "Tel Maître, tel Homme".




mardi 8 février 2022

Entrechats et loups

 



Je ne saurais vous dire si, ce jour là, dansant sur la plage endormie, j'ai exécuté un  triple ou un quadruple entrechat, sous l'œil ému de mon chorégraphe. 

Ma maîtresse a été le témoin jaloux de mon exploit, immédiatement emprisonné dans son appareil numérique. Il y a là, selon elle, un secret à percer, un os à ronger, qui une fois méticuleusement disséqué lui livrera la clef du Geste Parfait.

Ce jour là, en effet, je n'ai rien négligé: entrecroisement parfait des pattes, ouverture souple des hanches, épaules basses et détendues, membres antérieurs légèrement arrondis autour du buste, et un port de tête irréprochable.

"Cou dégagé et babines hautes!" Tout est dans la posture, bien davantage que dans la puissance du saut, m'a enseigné le chorégraphe inspiré, qui m'a définitivement converti à l'art de la légèreté.

C'est un conseil que je garde toujours à l'esprit, dans ma discipline personnelle: babines hautes mais non retroussées.

Cette subtilité échappe souvent aux humains. Tant que l'on surprendra sur les lèvres du danseur le vilain rictus de l'effort, ou de l'appréhension, on devinera la mauvaise chute. 

Je considère l'art de la cabriole comme l'une des disciplines indispensables  au savoir-survivre en société, y compris chez les animaux. Aussi, je l'enseigne avec conviction auprès des espèces menacées, et plus particulièrement aux résidents des forêts, que je côtoie à l'occasion de mes promenades quotidiennes.

La chasse est ouverte depuis quatre mois. Les chevreuils qui ont résisté sont épuisés et découragés. Ils ne croient plus en la stratégie de la fuite. Leurs grandes enjambées les propulsent hors de la forêt mais les laissent encore davantage à découvert, au beau milieu des champs de maïs coupé.  

Grâce à la technique maîtrisée de l'entrechat, il se pourrait bien qu'ils connaissent un nouveau printemps.

Et pour cela, je les aide à mettre en pratique la stratégie de la Subjugation: neutraliser l'ennemi en le sidérant par un déluge de grâce et de beauté.

J'apprends donc aux chevreuils, poursuivis par des carabines toujours plus performantes, à dépasser leur peur et à s'organiser en ballet.  

La ruse consiste à étourdir le chasseur par un enchaînement ininterrompu de Sauts de Biche, Entrechats, Arabesques et Grands-Jetés. L'ordre des sauts importe peu, pourvu que le plus ambitieux de tous soit exécuté au moment du Salut: l'Echappé. 

En cet instant, le chasseur ahuri a lâché le fusil pour applaudir le spectacle avec allégresse, et très longuement,  comme l'exige la bienséance pour le rappel des artistes...Les artistes ne reviendront pas.

Je peine en revanche à convaincre les sangliers de l'efficacité de ma méthode. Ces gorets réfractaires restent encore très attachés à leur vieille politique du "foncer tout droit", qui les conduit indifféremment à fuir l'ennemi, ou à l'aplatir. Cette course folle n'offre malheureusement qu'un salut illusoire. 

Le problème des sangliers, c’est le manque de confiance en leurs capacités. Ils croient à tort qu'une corpulence massive leur interdit de se constituer en corps de ballet. Je les rassure immédiatement. Dans leur cas, on ne s’évertuera pas à reproduire la grâce magnétique des chevreuils, mais à travailler l'ancrage au sol. 

Les sangliers sont aux chevreuils ce que la bourrée du Limousin est à la danse classique. Ils gagneront à tirer avantage de leur bonne prédisposition à la danse rustique.

Face au danger, je leur recommande donc d’adopter le sautillement sur place, ou ce que l’on appelle plus communément le « taper-du-pied ». Des sauts assourdissants et réguliers, au rythme des tambours lointains, emporteront très rapidement le chasseur dans un voyage chamanique dont il ressortira transformé, en nouvel adorateur d'une étrange divinité au groin proéminent.

Vous comprenez maintenant les raisons pour lesquelles ma maîtresse me tourmente. Elle n'a d'autres ambitions que de détenir, à son tour, le secret du Geste Parfait, celui qui la fera se maintenir quelques temps en suspension au-dessus des contingences terrestres, pour se jouer de toutes les adversités.

En gentil chien, je voudrais bien l'aider mais la danse ne peut être enseignée comme une vulgaire méthode de développement personnel destinée à apaiser les pâles angoisses d'un bipède en mal d'idéal.

La danse est un art sacré, dicté par une urgence impossible à définir car elle est une vérité propre au monde sauvage et vulnérable. Hors de ce monde, je ne peux transmettre l’expérience innée du mouvement pur.

La Finaude, qui s'obstine à vouloir s'approprier mon secret, a compris ce que je désignais par "mouvement pur". Il ne peut s'agir, selon elle, que de l'instinct originel.

Elle s'empresse d'ouvrir son carnet de convictions intimes (carnet d'apprentissage où elle collecte toutes les certitudes acquises au fil des années) pour inscrire, d'une écriture appliquée:

" 8 février 2022.  Nouvelle conviction intime: Seul l'instinct sauvage permet le plein élan et impulse le Saut Parfait,  tandis que l'instinct malmené inscrit sur les lèvres de l'apprentie danseuse le rictus annonciateur de la chute. Discipline et rigueur ne suffiront pas à accomplir le Geste Parfait si l'instinct fait défaut. Ces deux vertus ne servent qu'à sublimer l'instinct, non à le remplacer.

Conclusion: Oublier les efforts acharnés et sacrificiels, si le but poursuivi n'est pas initié par la pulsion du corps et de l'esprit. Ne pas trop en faire".

Elle referme le carnet, très satisfaite d'avoir résolu l'énigme du Saut Parfait. La leçon qu'elle tire de ses recherches la réjouit. Elle ne retiendra que "Ne pas trop en faire".  

Et moi, je reste seul, comme un idiot, en suspension dans les airs, porté par mon instinct originel. Si personne ne peut nier que j'ai exécuté le Saut Parfait, je n'arrive vraiment pas, dans cet article, à retomber sur mes pattes.

L'écriture est comme un saut dans le vide, dont on ne cesse de corriger la trajectoire, avant d'accepter d'atterrir enfin.

Il arrive même que l'on décide de ne pas atterrir du tout et de continuer, éternellement, à imaginer toutes les chutes possibles, sans que jamais personne ne vous traite d'imposteur.

L'écriture est encore mieux que le Saut Parfait, c'est le crime parfait, contre la réalité.




mercredi 5 janvier 2022

Un chien ne devrait pas dire ça


Me voilà presque devenu mendiant, comme le voudraient les hommes.

Me voilà à mendier le regard du plus grand nombre sur les choses de la vie, à vouloir faire miens les besoins essentiels qui gouvernent la collectivité. 

Je voudrais me conduire en bon animal de société, et réduire au silence ce mauvais esprit qui me souffle de m'isoler de la meute, qui me dit que la meute est malade car, à force de combattre, elle ne sait plus ce qu'elle combat. 

Une mauvaise partie de moi travaille ainsi à mon exclusion.

Et cependant, une vertueuse partie de mon être voudrait parvenir à accueillir avec optimisme toutes les injonctions désordonnées mais quasi unanimes qui sonnent à mes oreilles. Ai-je besoin de vraiment comprendre ce qu'il se passe au dessus de moi?

Après tout, quand ma maîtresse crie mon nom, j'accours. Quelle différence avec ce qui m'agite? Il n y a aucun mal à se soumettre.

Non, aucun mal, à partir du moment où mes convictions intimes et mon élan vital m'ordonnent de me soumettre. A défaut, ma docilité ne sera qu'apparente, et n'apportera rien de bon à la collectivité. 

C'est ce que me murmure à nouveau cette perfide petite voix intérieure qui ne veut pas entrer en sommeil.

Voilà pourquoi je suis conduit à mendier aujourd'hui le regard du plus grand nombre, à envier les convictions des gens rationnels, celles qui me débarrasseront de mon mauvais génie. 

Ne peut-on m'hypnotiser, me droguer, et m'injecter au plus profond de mon être une douce musique lancinante, qui m'emplira d'un sentiment éternel de confiance et d'absolue reconnaissance, sans que je n'ai plus besoin de questionner mon âme?

J'aspire à une meilleure intégration au sein de la Société des hommes et cela ne peut se faire sans une parfaite obéissance à leurs vérités qui sont de plus en plus nombreuses, qu'elles soient philosophiques, politiques, scientifiques.

Nous en avons discuté âprement, au Haut Comité de Santé Canine (le HCSC) car nous sommes tous concernés, nous les chiens, par les lois qui gouvernent les hommes.

De ces lois, dépendent en effet leur état de santé physique et mentale, état qui nous affecte à moyen terme, par la théorie du "ruissellement".

Près de la moitié des membres de notre Comité, martelaient qu'il nous fallait, nous les chiens, renouveler notre confiance aux hommes et à leur politique en matière de Santé. Ils rappelaient que la France est officiellement indemne de la rage depuis 2001, grâce au vaccin qui fut un temps obligatoire. Nous devions donc accueillir le nouveau vaccin avec esprit de confiance et l'assurance que les humains en tireraient un profit évident.

Les autres soutenaient, furibonds, que le vaccin des hommes de 2021, n'a jamais été un vaccin mais un traitement à renouveler tous les trois mois, prescrit de façon massive et aveugle, sans aucune évaluation du bénéfice médical pour chacun. Pire, ce traitement, précisément, pourrait les rendre de plus en plus enragés. Si la Rage avait disparu depuis 2001, elle avait réapparu, sous une autre forme, de la façon la plus virulente qui soit, avec de graves répercussions à prévoir pour la race canine.

Finalement, tous les membres du Comité ont convenu que si les hommes en venaient à se détester entre eux, autour d'une simple seringue en plastique, ils auraient encore moins de scrupules à frapper et à abandonner leur chien. 

Nous déplorons déjà, dans les sociétés des hommes de graves morsures qui laisseront des séquelles indélébiles dans les liens familiaux et amicaux.

Or, le HCSC a pour objectif de préserver l'Amitié, sous toutes ses déclinaisons. Du lien entre nous, et entre les espèces, dépend notre santé. C'est notre bien suprême, celui sans lequel notre race aurait depuis longue date dégénérer jusqu'à disparaître. 

C'est la raison pour laquelle nous demandons au Président de la République Enragée de s'expliquer sur sa stratégie lorsqu'il indique vouloir éradiquer définitivement le virus en couvrant de Merde  un dixième de ses administrés (le mot Merde a pris une majuscule depuis qu'il est devenu un terme présidentiel).

Après un débat nocturne et houleux, Le HCSC a déclaré qu'il assumait être en total désaccord avec la stratégie de l'"emmerdement" des récalcitrants, et demande officiellement au Président de La République  Emmerdée, le retrait du Plan Marron qui doit être mis en œuvre courant janvier.

La "petite" phrase du Président de La République En Morceaux a fait aussi très forte impression  chez les humains. De plus en plus se demandent si leur Maître n'est pas devenu fou, mais de cette Folie assassine, de cette Folie qui condamne, qui méprise, qui décrète la mise à mort sociétale d'une partie de la population. D'autres soutiennent qu'il s'agirait d'un machiavélique calcul politique.

D'un point de vue qui m'est très personnel, je pense que ce serait une erreur de dramatiser la parole débridée d'un Président qui, fatigué d'être anormal, cherche désespérément la normalité par la vulgarité.

Je préfère donc me laisser gagner, comme toujours, par mon indulgence, et surtout mon profond amour des hommes. Au fond de moi, et dans le secret de mes délibérations que je ne révèlerai pas à l'intransigeant HCSC, j'ai de l'amitié pour le Président de la République Est Malade.

Car oui, lui au moins a compris le bonheur libérateur que j'éprouve à me rouler moi-même dans la merde, et davantage encore dans la bouse de vaches des Hautes montagnes (il y a bien longtemps que je n'ai pas renoué avec ce plaisir). 

C'est un blanc-seing présidentiel qui est donné à tous ceux qui n'osent pas publiquement s'emmerder, et j'en ferai bon usage dès que la loi de l'emmerdement maximum sera votée par le Parlement.


NB: Extrait de l'Express du 5 janvier: "En ce début d'année, Emmanuel Macron a décidé de miser sur l'offensive. Dans une interview accordée au Parisien, le chef de l'Etat l'affirme : il veut "emmerder" les non-vaccinés. 

Fort heureusement, le lendemain, une bonne fée a élevé la voix pour redonner espoir aux français et a promis d'assurer leur sécurité générale en ressortant "le Karsher de la cave".

Et moi, petit chien invisible recueilli par la SPA après avoir connu la violence, et la profonde laideur de l'autorité incontrôlable, je me fais la promesse de ne plus prendre au mot ces champions de la formule qui blesse. Je traîne encore trop de plombs à volatile dans mon derrière!


jeudi 4 novembre 2021

Le vaisseau cependant voguait sur l'onde amère...

 

              La Fondation Louis Vuitton, en flottaison

                                    

Tout, ce matin, augurait d'une belle journée. 

Une ballade d'une heure dans les bois m'avait dégourdi les pattes et l'esprit. C'est donc avec confiance que j'envisageais ma première sieste de la journée, sur le coussin encore tiède du sommeil du chat.

L'odeur des tartines grillées et le gazouillement de mes patrons qui s'affairaient dans la cuisine me plongèrent progressivement dans un sommeil éveillé, qui laissa place à des rêves de sentiers forestiers gourmands, garnis de chatoyantes colonies d'écureuils.

Je m'abandonnais à une légèreté surnaturelle et me fondais parmi les panaches roux  pour les suivre dans les profondeurs de cette forêt psychédélique. 

Chevreuils volants au dessus d'un étang glacé, assemblée de canards causant autour d'un reste de pique-nique, et rats des champs surgis de gigantesques os à moëlle, me fournissaient autant d'occasions de courses effrénées. Je me sentais à l'aise sur tous les terrains: sol moussu, eaux marécageuses, pour finir en pilotage automatique dans les airs chargés de l'humidité de la forêt. 

Ainsi, depuis un temps non mesurable, mes pattes moulinaient fiévreusement sous mon abdomen,  jusqu'à ce que je fus interrompu sans ménagement par les éclats de voix excités de ma patronne.

Elle venait d'obtenir un laisser-passer pour accéder à tous les lieux publics, dans un délai de 72 heures. Elle était étourdie à l'idée de consommer autant de libertés sur un créneau aussi large.

Elle m'arracha d'autorité à ma couche moelleuse pour faire de moi le témoin privilégié des activités qui devaient impérativement concentrer plaisirs culturels et culinaires.

Je voyais à regret s'éloigner mes chevreuils ailés, bien au delà de la cime des arbres, et me trouvai solidement arrimé au poignet de la patronne car m'expliqua t'elle,  j'allais désormais entrer en des endroits où les chiens sont tenus en laisse bien serrée.

Nous nous jetâmes donc, avec une joie débordante, dans les embouteillages de la Capitale, qui offrirent à ma patronne le bonheur retrouvé d'insulter sans discernement cyclistes et SUV, jusqu'à ce quelle arracha, avec la même fougue agressive, une place de stationnement tout à côté du Parc d'Acclimatation.

En cet endroit où j'espérais retrouver le calme, reposait un imposant vaisseau de cristal magnifiquement ciselé, paré de voiles enflées par la démesure, et scintillant sous ce soleil d'automne. L'immensité de l'édifice et ses multiples lignes fuyantes m'apparurent comme une menace. Je résistais en pure perte.

Je me sentis, à mon corps défendant, tiré sous les portiques de sécurité, traîné sur les escaliers roulants, balloté de pièces aveugles en pièces aveugles, où je me heurtais à la foule des individus venus admirer  portraits, paysages, scènes de vie, qui m'apparurent tous figés et sans surprise, pour un chien comme moi, stimulé principalement par le mouvement et les odeurs.

Des centaines d'œuvres issues de l'Art institutionnel étaient mises en concurrence sous mes yeux indifférents, classées selon des thèmes bien ordonnés. 

Ma patronne se lassa, dès le deuxième étage, de toutes ces beautés depuis longue date éventée, et par ennui, commença à échanger timidement avec un autre visiteur, un peu désabusé également. Ils se mirent d'accord: 

Il y avait bien là quelques peintures inédites, notamment des portraits russes d'une vraie drôlerie. Mais le gigantisme de l'exposition et la foule noire sabordaient définitivement la magie de la plupart des œuvres.

Très satisfaits de se rabattre leur joie réciproquement, nos deux visiteurs poursuivirent leur déambulation ensemble, sans se soucier de mon propre état de lassitude.

Une surprise nous attendait tous, cependant, au dernier étage: on y faisait la queue pour le trésor de l'exposition à ne pas rater. 

La Promenade des Prisonniers de Vincent Van Gogh est l'unique tableau de cette petite salle confidentielle qui ne peut accueillir plus de 15 personnes à la fois. 

Le peintre s'est inspiré d'une gravure de Gustave Doré représentant une Cour de Prison londonienne pour imaginer un univers recroquevillé sur lui-même, étouffant et morne.

Dans la ronde de ces hommes voutés, l'on distingue un rouquin, les bras ballants qui se tourne vers le spectateur. L'artiste en chair et en peinture va nous dire quelque chose.

"Rira bien qui rira le dernier" semble t'il vouloir ironiser, en nous observant. 

L'Emprisonnement forcé, archaïque, défie l'Emprisonnement moderne, consenti. 

Comme souvent dans un musée, un miracle est en train de s'opérer, même s'il a mis du temps à se déclarer. L'œuvre se fait miroir de son public, et un dialogue silencieux peut alors s'installer.

Ma patronne lit, sur le grand panneau explicatif, que Van Gogh évoque là son enfermement psychiatrique...Mais l'homme sur le tableau nous conduit bien au-delà de son histoire personnelle. 

IL traverse les barrières du temps pour inviter la femme, l'homme, l'enfant et même le chien qui lui font face, à l'empathie bien sûr, mais à la prudence aussi: nul n'est à l'abri de subir un enfermement ou une exclusion.

Le silence méditatif qui s'est installé dans la salle se trouve soudainement brisé par la voix d'un jeune enfant: "Maman, tu crois que tu peux aller en prison si...si on sait que t'as utilisé le passe de Tata pour entrer dans le Musée?"

Dans l'assemblée, on feint de ne rien avoir entendu et des regards furtifs sont jetés en biais vers celle qui a trahi le groupe, comme pour la tenir en respect. La mère fait diversion sans y croire "Mais non mon Chéri. On ne prend jamais le passe des autres. C'est juste que Maman avait oublié son sac...".

Les visiteurs, écœurés, sortent un à un. Nous ne sommes plus très nombreux maintenant. Il reste les deux rabat-joie, la mère de famille, l'enfant et moi.

Une forme de tristesse m'envahit comme par contagion mais je n'aime pas me laisser dépasser par les émotions lourdes. Je m'accroche alors au regard franc de l'homme du tableau qui lui-même, de sa toile oppressante, n'a rien manqué du malaise collectif qui s'est installé.  

En tant que chien, j'apprends beaucoup du regard des hommes et je surprends souvent leur conversations intimes.

Je cherche, auprès de lui,  une confirmation que rien n'est grave, rien n'est fondamentalement très grave. Il y a bien du progrès en cette Société des Hommes. La tutelle sanitaire, qui s'est imposée à eux pour un temps non défini, reste plus enviable que les privations que, lui, a pu subir, n'est ce pas?

Il serait excessif de comparer un certificat numérique avec les quatre murs glauques d'un Asile ou d'une Prison. C'est même indécent et je n'accepterai pas un tel discours plaintif de ma patronne. La retient -on en laisse, elle?

Le Vincent au regard mélancolique me souffle gentiment que j'ai peut-être raison mais il ne peut s'empêcher de croire qu'il faut rejeter tous les barreaux, qu'ils soient en fonte ou qu'ils soient immatériels, lorsque ces barreaux se dressent pour protéger une Norme devenue Idéologie.

Il m'implore moi, Chien non croyant,  de continuer à me défier de toute religion et de me tenir à distance des humains lorsqu'ils ordonnent de faire allégeance à la Science Incontestable et à l'Intérêt Suprême, que ce soit pour atteindre le Nirvana de l'Immortalité Canine, ou de l'Immunité Collective.

J'admets que cela est plus facile à entendre pour nous, les chiens, car nous ne sommes tourmentés ni par l'idée de la mort ni par celle de la maladie. Et le seul Nirvana qui nous intéresse, c'est l'étale d'un boucher,  ou une table basse sur laquelle a été oublié un plateau de fromages (NB: éviter cependant les fromages italiens, car ils donnent très soif).

Cette dernière idée m'apaise. Comme très souvent chez moi, le sentiment de faim a effacé la tristesse.

Je tire sur la laisse. Ma patronne  approuve.

Une vilaine migraine lui donne un air décomposé et seul l'air vif parviendra à la ressusciter. Nous saluons une dernière fois l'homme du tableau et discrètement, nous nous évadons de la ronde des Prisonniers.

Le Restaurant la Terrasse du Jardin n'est vraiment pas loin, c'est un soulagement pour ma migraineuse. 

Un Homme, avec un costume de serveur, la reçoit et interroge une liste sur son pupitre. "Vous avez une heure d'avance..." 

"- Oui, mais je vais rester le plus longtemps possible. Il me reste 70h"

Il la conduit, compréhensif, vers une table joliment disposée, sous la véranda.

Elle lève ses yeux fatigués:

"-Vous avez quoi comme Pression?"

"- Il faudrait interroger le QR, Madame".

Mécaniquement, elle sort son passe.

"Euh non, pardon...je parlais du QR de la carte des menus, vous avez toutes les boissons dessus"

"-Ah..."

Même la bière a perdu de sa saveur. Le QR l'a rendu amère. Malgré toutes les promesses de restaurants et de loisirs qu'il incarne, elle comprend que sa liberté est ailleurs, loin de Paris, de ses embouteillages, et de ses Musées aux salles sans fenêtres. 

Moi, je suis bien. Je prends place sous la table. Il fait bon, le soleil chauffe à travers la vitre. 

Ma respiration se fait plus profonde et je retrouve la forêt que j'avais quitté ce matin. Mon pelage a pris l'éclat des feuilles d'or qui crépitent sous mes pas. J'essaie de faire silence. Une créature va surgir de l'étang.

Que va t'il donc se passer?

Il se passera la même chose que dans la Vie ou dans le plus merveilleux des Mondes: l'Improbable.

NB: le titre "le vaisseau cependant voguait sur l'onde amère" est tiré du recueil de poème "Messéniennes et poésies diverses, du poète Casimir DELAVIGNE