lundi 17 novembre 2008

Comme d'habitude




"Pourquoi toujours mon arbre?"




WAWAWAWA! Tant pis si je dérange! Je me demande bien qui ça pourrait gêner de voir un chien heureux! WAWAWAWAWA!



Cela fait déjà vingt cinq minutes que je me prépare à un bonheur imminent. Je viens enfin d'entendre le ronronnement de la grille automatique qui prend son temps pour coulisser, puis une porte de garage qui se referme lourdement. Vient le joyeux tintement des clefs actionnées dans la serrure de la boîte aux lettres. Mes aboiements redoublent d'énergie lorsque j'entends le froissement des enveloppes mêlé au son familier des talons qui résonnent dans la cage d'escalier.

Au premier tour de verrou, mes pattes deviennent folles et me font faire des cercles toujours plus rapides autour de moi, comme si je me transformais en turbine capable d'accélérer le temps.

Ce qui va se passer me rend fou de joie, c'est la raison pour laquelle je suis si impatient.

Je vais...comment dire ça sans vous paraître trop décevant...ah oui, je vais faire l'exploit de reproduire la journée d'hier et celle d'avant hier, avec la même fraîcheur d'esprit. Autrement dit, je m'apprête, comme tous les jours, à faire ma promenade du soir.

Ma patronne ne parvient pas à comprendre comment, après 2.060 jours passés à respecter les mêmes horaires et à se promener aux mêmes endroits, je continue à vivre mon quotidien avec un enthousiasme toujours aussi intact.

Elle ouvre la porte, pose le parapluie, change de chaussures, prend une casquette et soupire en s'emparant de ma laisse. Mécaniquement, elle me flatte le bout du museau, comme pour rendre hommage à mon indécrottable joie de vivre.

Le sol imprégné d'humidité me colle aux coussinets; la terre et le ciel sont noyés dans la pénombre et les branches déplumés des peupliers jouent à se faire peur, comme si elles étaient encore à Halloween. A l'orée de la forêt, on devine le chemin grâce à un projecteur solitaire, le seul dont l'ampoule n'a pu être atteinte par les gamins du quartier: c'est nuit de pleine lune.

Le moment idéal pour se concentrer et faire un voeu.

Alors, je me lance: je souhaite très fort que rien ne change profondément. Mes habitudes, j'y tiens comme si c'était mes enfants. Je les entretiens avec amour et quand il le faut, je leur fait prendre le large. Mais je les laisse revenir à moi avec toujours autant de bonheur.

Rêver d'un ailleurs, cela m'arrive souvent, partir et goûter à l'émotion d'une fugue, je n'y résiste pas toujours, mais rien ne me rassure autant que de pouvoir compter sur mes habitudes.

Il serait dommage de confondre habitude avec manie ou paresse. Le Larousse lui-même fait rimer l'habitude avec « aptitude », acquise par répétition. Grâce aux habitudes, je développe des capacités dont je n'ai même pas conscience.

Mais mon attachement aux habitudes fait-il de moi un chien prévisible?

Ma patronne pense que oui car, chaque soir, je vais marquer mon territoire sur le même arbre.

Elle ne voit pas cependant que j'appréhende mon arbre d'une façon toujours différente, côté nord, sud, est, ou ouest. Je lève tantôt la patte arrière droite, tantôt la patte arrière gauche. Tout dépend du vent, de la qualité de l'air et de l'angle qui me permettra en un seul jet, de laisser une empreinte la plus étendue possible. Je suis en progrès constant.

Comme à chaque fois, pendant que je procède à ces simulations hésitantes de marquages de territoire, je la vois qui passe d'un pied à l'autre en serrant les dents et en remontant son col.

Que mes habitudes et mes rituels l'exaspèrent par temps humide et froid, je le conçois mais j'en fais une question de discipline personnelle.

Les habitudes, c'est tout ce qu'il reste pour lutter contre la folie humaine, la course à la rentabilité et la logique infernale d'une libéralisation toujours plus aveugle et cynique. Les responsables eux-mêmes en appellent aux bonnes habitudes alimentaires, sanitaires et environnementales aux fins de nous inviter à nous protéger contre leurs propres décisions ou leur laissez-aller.

Les habitudes pourrait bientôt constituer une stratégie savante de survie. S'habituer à ne pas ingérer de pesticides n'est pas à la portée de la majorité. Quand certains tentent de s'habituer à bien manger, les autres ne peuvent que s'habituer à entendre les risques qu'ils encourent.

Et comme d'habitude, la narration d'un fait inconsistant me ramène à des préoccupations sans rapport avec mon récit initial.

Fort heureusement, je retrouve ma bonne humeur car je réalise que demain, il se passera quelque chose d'incroyable, enfin j'espère. Aux environs de 19h00, j'entendrai le ronronnement de la grille automatique auquel succèdera le grincement de la porte du garage.

Je vivrai encore le miracle d'une journée ordinaire, qui pourrait me laisser croire que rien ne change véritablement alors que ma forêt aura sans doute respiré, silencieusement, un peu plus de dioxyde de carbone.