mercredi 15 février 2017

ça ne peut pas faire de mal



Tout chien sauvage que je suis, je ne dédaigne pas le mobilier douillet et raffiné que l'on trouve dans les appartements bourgeois. 

Je suis même reconnaissant au chat de m’en avoir appris le bon usage. Nous nous entraînons tous les deux à exploiter les possibilités infinies que nous propose par exemple le canapé rouge: de l’assise généreuse, qui nous permet de nous étendre de tout notre long,  au gouffre moelleux que nous avons façonné, entre le coussin de dossier et la structure capitonnée, en passant par les accoudoirs amovibles qui offrent une prise agréable et docile pour mes canines désœuvrées.

Quant au lit, il ne m’a pas été interdit bien longtemps, juste le temps que je prenne suffisamment confiance pour sauter par-dessus la barrière de fortune, pauvre panneau plastifié, coincé dans l’encadrure de la porte.

Au fil des semaines, ma Drôle a compris que ce barrage symbolique ne se justifiait plus que pour contrarier sa progression à l'occasion des levers nocturnes, et a finalement fait preuve de raison en le retirant complètement.

Depuis, j’occupe tranquillement mes soirées à attendre que le sommeil la prive de sa vigilance puis prends place silencieusement, et avec délectation, sur la couette qui sent la fleur d’oranger.

Cette nuit encore, mon sommeil a été interrompu par le déclenchement de la radio, à l'heure où les coqs dorment encore et où ma Drôle lève un premier œil. Il m’a fallu endurer l'admonestation d'usage, formulée mollement malgré la brutalité inappropriée du langage « Qu’est-ce que tu fous là, merde ! », avant de laisser l’insomniaque s’apaiser, bercée par les voix doucereuses échappées du poste.

J’espérais ainsi rattraper le cours de la nuit quand je sentis un obstacle évident au repos absolu: une tension palpable pervertissait l'atmosphère de la chambre. La Drôle ne s’endormait pas, bien au contraire. Elle gardait les oreilles dressées, tout occupées à capter et enregistrer chaque mot diffusé du poste radio. Je sentais son attention devenir de plus en plus soutenue et l’imaginais sans peine les yeux bien ouverts, concentrée à taire sa respiration pour ne rien manquer du faible son dont elle se nourrissait passionnément.

A mon tour, je rassemblais tous mes sens et voici ce que j’entendis, vis, sentis :

"le monarque absolu de ce beau royaume était, depuis quatre ans, le chien Buck, magnifique animal dont le poids et la majesté tenaient du gigantesque terre-neuve Elno, son père, tandis que sa mère Sheps, fine chienne Colley de pure race écossaise, lui avait donné la beauté des formes et l'intelligence humaine de son regard. L'autorité de Buck était indiscutée. Il régnait sans conteste non seulement sur la tourbe insignifiante des chiens d'écurie, sur le carlin japonais Toots, sur le mexicain Isabel, étrange créature sans poil dont l'aspect prêtait à rire, mais encore sur tous les habitants du même lieu que lui (...) 

Dans les nuits froides et calmes, quand, levant le nez vers les étoiles, il hurlait longuement, c'était ses ancêtres, aujourd'hui cendre et poussière, qui à travers les siècles hurlaient en sa personne. Siennes étaient devenues les cadences de leur mélopée, ce chant qui signifiait le calme, le froid, l'obscurité"

Voilà comment une histoire figurant parmi les incontournables des programmes scolaires, prenait une nouvelle dimension romanesque, une fois resservie par les cordes vocales d'un lecteur radiophonique qui m'était alors inconnu.


Au commencement de mon écoute, la voix m'irritait singulièrement, sans doute parce que je la trouvais un peu empruntée. Imaginez ce genre de voix précautionneuse, impropre à donner des ordres clairs à un chien, ou à lui offrir un discours intelligible. Je pensais jusqu'alors que seules les voix autoritaires des chasseurs méritaient de se faire entendre et respecter, bien qu'elles commandassent généralement une mise à mort imminente.


Je notais cependant que les mots étaient parfaitement articulés. Vous devez comprendre par là qu'ils étaient soigneusement assemblés comme pour faciliter leur mouvement, les inviter à devenir autonomes, tels des pantins qui prennent vie au fur et à mesure d'une incantation magique. L'histoire et les protagonistes s'imposaient peu à peu comme la seule réalité possible, concrète, faisant brutalement irruption dans la fiction de nos vies routinières. 

Cette voix là n'annonçait aucune fatalité funeste, comme celle de mon ancien maître prédateur des bois, mais au contraire, créait la vie.

L'obscurité de la nuit laissait place aux paysages immaculés et  indomptés des territoires du Yukon, en Alaska. Le calme environnant et le ronronnement du chat se trouvaient d'un seul coup livrés au chaos de la folie humaine et animale.

Un chant délicat, aux intonations troublantes de justesse et pleines de retenue, m'ordonnait de sacrifier la quiétude d'une nuit bienheureuse au profit d'un monde cruel, aspiré par la violence ordinaire des hommes, des bêtes, du Ciel et de la Terre, et aussi par leur émouvante beauté. Je découvris enfin tout ce que l'espoir cachait de redoutable,  en ce qu'il conduit indistinctement ses sujets au naufrage ou à la résurrection.

Je ne percevais plus l'odeur de la fleur d'oranger mais "la senteur de la mousse fraîche et des herbes longues couvrant le sol noir, parmi l'humus séculaire" qui me remplissait "d'une joie mystérieuse".

Soudain, mes tympans hypersensibles furent transpercés par un hurlement terrible, indescriptible et le spectacle qui m'était offert me terrifiait: ma Drôle était assise sur son lit, le dos droit comme un arbre, les bras tendus et les poings enfoncés dans le matelas. Le menton levé vers le ciel et ses lèvres retroussées découvraient des canines acérées. A son rugissement profond répondaient tous les chiens des alentours. Je reconnaissais la gentille Véga, l'espiègle India, l'intimidant Magnus, et le joyeux Tobby. 

Tous s'unissaient d'une seule et même voix, pour former une chorale sinistre s'élevant vers les cieux immenses. Tous se soumettaient à l'appel de la Forêt, sous un clair de lune lugubre.

Le lecteur radiophonique venait d'achever sa mission démoniaque.

Tout chien sauvage que je suis, j'ai appris à résister à l'appel de la Forêt. 

Aussi légèrement que possible, je me projetais du lit. A pas de loup, je me retirais de la chambre, et laissais ma Drôle à ses instincts sauvages retrouvés.

Pouvais-je vraiment ignorer ce qui m'avait déjà contaminé? Rien n'arrête la croissance des arbres. L'Appel résonne en nous tous, sans que nous n'en comprenions l'origine. 

J'avais cru pouvoir fuir la forêt, mais elle avait déjà envahi tout mon espace.



A écouter:
Guillaume Gallienne, ça ne peut pas faire de mal
l'Appel de la Forêt, Jack London