mercredi 8 novembre 2017

L'éternel retour





Et si un jour ou une nuit, un démon se glissait furtivement dans ta plus solitaire solitude et te disait : ” Cette vie, telle que tu la vis et l’a vécue, il te faudra la vivre encore une fois et encore d’innombrables fois; et elle ne comportera rien de nouveau, au contraire, chaque douleur et chaque plaisir et chaque pensée et soupir et tout ce qu’il y a dans ta vie d’indiciblement petit et grand doit pour toi revenir, et tout suivant la même succession et le même enchaînement – et également cette araignée et ce clair de lune entre les arbres, et également cet instant et moi-même. Un éternel sablier de l’existence est sans cesse renversé, et toi avec lui, poussière des poussières!”     Friedrich NietzscheLe Gai Savoir
C'est bientôt l'hiver. La mer reste lointaine une bonne partie de la sainte journée, et se décide à monter le jour déclinant, à l'abri des regards, pour venir me border et m'offrir son ressac en berceuse. Voudrais-je revivre exactement cette journée?

A cette heure, je suis étendu sur le canapé, éreinté et heureux. Le chat est lové entre mes pattes et ronronne comme tous les chats, comme tous les jours. Ma Drôle est concentrée sur un test psychologique déniché dans un magazine féminin "Etes-vous trop dans l'émotion?". 

Elle s'affaire à comptabiliser les points rouges, les carrés bleus et les triangles oranges dont la répartition lui permettra enfin de connaître son positionnement exact sur l'échelle de l'émotivité. Sur la table basse, les marrons chauds sont encore trop chauds et le thé à la fleur d'oranger diffuse son arôme réconfortant.

Je suppose qu’elle ne se pose pas la question de savoir quel degré d'émotion elle atteindrait si un démon devait l’interrompre dans ses savants calculs, pour la confronter brutalement à une alternative: revivre sa vie dans les moindres détails ou se livrer définitivement au Néant. 

Ce démon ne se contenterait pas de sanctionner l'option choisie par un rond rouge ou un carré bleu...Qu'elle trahisse un seul instant sa crainte d'avoir à tout recommencer,  et la voilà pulvérisée dans les profondeurs abyssales du non-retour. Plus jamais elle ne me servirait de croquettes et de viande crue les jours de fête, plus jamais elle ne m'implorerait de venir à ses pieds, plus jamais je ne la verrais s’assoupir devant la télé,  oubliant une assiette de fromage à portée de museau.

Pauvre fille ou pauvre humaine… qui serait tétanisée à l'idée de tout revivre, exactement dans le même ordre, avec la même intensité. Elle me fait peine parfois, à diriger ses désirs toujours et uniquement vers l’inconnu. 

N’existe-t-il donc que les chiens pour désirer le connu ? Il m’importe peu de tout revivre à l'identique pourvu que je goûte encore à cet instant, ou celui de ma course folle sur la plage endormie - je poursuis des proies invisibles et déterre des coquillages désertés-. Les malheurs d'autrefois et ceux qui ne sont pas encore advenus m’emplissent de gratitude s’ils peuvent concourir, même malgré moi, à ce moment d'ivresse infinie.

J'imagine ma Drôle m'objectant:

 "Tu te crois libre, pauvre toutou, à courir comme un dératé sur le sable, délié de toutes peurs, mais ton sentiment de plénitude serait bien risible pour un observateur céleste qui ne verrait qu'un chien enfermé dans un sablier géant sans cesse renversé".

Certes, à observer ma patronne remplir son cahier d'écolière de carrés et de ronds, on pourrait douter de son aptitude à initier un débat philosophique avec son chien. Je soupire et poursuit cependant mon dialogue intérieur. Et si j'étais enfermé dans un sablier géant...

Quitte à recommencer sa vie indéfiniment, autant en dérouler le fil avec panache et créativité. Après tout, il est des films qu'on adore revoir, des livres qu'on adore rouvrir. L'artiste a tout compris, qui fixe ses émotions sur bobine, sur toile ou sur partition: il les revit à chaque étape de la réalisation de son oeuvre, les précise, les corrige jusqu'à ce qu'elles se révèlent à lui dans toute leur justesse. Ainsi, il pourra les revivre éternellement.

Je regarde avec tendresse ma patronne: a t-elle conscience que la Grande Roue du temps pourrait lui commander de feuilleter, pour l'éternité, son magazine Biba? Non, car si elle en avait conscience, elle  le balancerait joyeusement, se lèverait, prendrait ma laisse et m'offrirait une magnifique balade au clair de lune. 

Mais il s'agit là d'une vision extra-lucide, à hauteur de chien, et qu'elle peinerait sans doute à comprendre.