Et si un jour ou une nuit, un démon se glissait furtivement dans ta plus solitaire solitude et te disait : ” Cette vie, telle que tu la vis et l’a vécue, il te faudra la vivre encore une fois et encore d’innombrables fois; et elle ne comportera rien de nouveau, au contraire, chaque douleur et chaque plaisir et chaque pensée et soupir et tout ce qu’il y a dans ta vie d’indiciblement petit et grand doit pour toi revenir, et tout suivant la même succession et le même enchaînement – et également cette araignée et ce clair de lune entre les arbres, et également cet instant et moi-même. Un éternel sablier de l’existence est sans cesse renversé, et toi avec lui, poussière des poussières!” Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir
C'est bientôt l'hiver. La mer reste lointaine une
bonne partie de la sainte journée, et se décide à monter le jour déclinant, à
l'abri des regards, pour venir me border et m'offrir son ressac en berceuse.
Voudrais-je revivre exactement cette journée?
A cette heure, je
suis étendu sur le canapé, éreinté et heureux. Le chat est lové entre mes
pattes et ronronne comme tous les chats, comme tous les jours. Ma Drôle est
concentrée sur un test psychologique déniché dans un magazine féminin
"Etes-vous trop dans l'émotion?".
Elle s'affaire à
comptabiliser les points rouges, les carrés bleus et les triangles oranges dont
la répartition lui permettra enfin de connaître son positionnement exact sur
l'échelle de l'émotivité. Sur la table basse, les marrons chauds sont encore
trop chauds et le thé à la fleur d'oranger diffuse son arôme réconfortant.
Je suppose qu’elle ne
se pose pas la question de savoir quel degré d'émotion elle atteindrait si un
démon devait l’interrompre dans ses savants calculs, pour la confronter
brutalement à une alternative: revivre sa vie dans les moindres détails ou se
livrer définitivement au Néant.
Ce démon ne se
contenterait pas de sanctionner l'option choisie par un rond rouge ou un carré
bleu...Qu'elle trahisse un seul instant sa crainte d'avoir à tout
recommencer, et la voilà pulvérisée dans les profondeurs abyssales du
non-retour. Plus jamais elle ne me servirait de croquettes et de viande crue
les jours de fête, plus jamais elle ne m'implorerait de venir à ses pieds, plus
jamais je ne la verrais s’assoupir devant la télé, oubliant une assiette
de fromage à portée de museau.
Pauvre fille ou
pauvre humaine… qui serait tétanisée à l'idée de tout revivre, exactement dans
le même ordre, avec la même intensité. Elle me fait peine parfois, à diriger
ses désirs toujours et uniquement vers l’inconnu.
N’existe-t-il donc
que les chiens pour désirer le connu ? Il m’importe peu de tout revivre à
l'identique pourvu que je goûte encore à cet instant, ou celui de ma course
folle sur la plage endormie - je poursuis des proies invisibles et déterre
des coquillages désertés-. Les malheurs d'autrefois et ceux qui ne sont pas
encore advenus m’emplissent de gratitude s’ils peuvent concourir, même
malgré moi, à ce moment d'ivresse infinie.
J'imagine ma Drôle
m'objectant:
"Tu te
crois libre, pauvre toutou, à courir comme un dératé sur le sable, délié de
toutes peurs, mais ton sentiment de plénitude serait bien risible pour un
observateur céleste qui ne verrait qu'un chien enfermé dans un sablier géant sans cesse renversé".
Certes, à observer ma
patronne remplir son cahier d'écolière de carrés et de ronds, on pourrait
douter de son aptitude à initier un débat philosophique avec son chien. Je
soupire et poursuit cependant mon dialogue intérieur. Et si j'étais enfermé
dans un sablier géant...
Quitte à recommencer
sa vie indéfiniment, autant en dérouler le fil avec panache et créativité.
Après tout, il est des films qu'on adore revoir, des livres qu'on adore
rouvrir. L'artiste a tout compris, qui fixe ses émotions sur bobine, sur toile
ou sur partition: il les revit à chaque étape de la réalisation de son oeuvre,
les précise, les corrige jusqu'à ce qu'elles se révèlent à lui dans toute leur
justesse. Ainsi, il pourra les revivre éternellement.
Je regarde avec
tendresse ma patronne: a t-elle conscience que la Grande Roue du temps pourrait
lui commander de feuilleter, pour l'éternité, son magazine Biba? Non, car si
elle en avait conscience, elle le balancerait joyeusement, se lèverait,
prendrait ma laisse et m'offrirait une magnifique balade au clair de
lune.
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