jeudi 4 novembre 2021

Le vaisseau cependant voguait sur l'onde amère...

 

              La Fondation Louis Vuitton, en flottaison

                                    

Tout, ce matin, augurait d'une belle journée. 

Une ballade d'une heure dans les bois m'avait dégourdi les pattes et l'esprit. C'est donc avec confiance que j'envisageais ma première sieste de la journée, sur le coussin encore tiède du sommeil du chat.

L'odeur des tartines grillées et le gazouillement de mes patrons qui s'affairaient dans la cuisine me plongèrent progressivement dans un sommeil éveillé, qui laissa place à des rêves de sentiers forestiers gourmands, garnis de chatoyantes colonies d'écureuils.

Je m'abandonnais à une légèreté surnaturelle et me fondais parmi les panaches roux  pour les suivre dans les profondeurs de cette forêt psychédélique. 

Chevreuils volants au dessus d'un étang glacé, assemblée de canards causant autour d'un reste de pique-nique, et rats des champs surgis de gigantesques os à moëlle, me fournissaient autant d'occasions de courses effrénées. Je me sentais à l'aise sur tous les terrains: sol moussu, eaux marécageuses, pour finir en pilotage automatique dans les airs chargés de l'humidité de la forêt. 

Ainsi, depuis un temps non mesurable, mes pattes moulinaient fiévreusement sous mon abdomen,  jusqu'à ce que je fus interrompu sans ménagement par les éclats de voix excités de ma patronne.

Elle venait d'obtenir un laisser-passer pour accéder à tous les lieux publics, dans un délai de 72 heures. Elle était étourdie à l'idée de consommer autant de libertés sur un créneau aussi large.

Elle m'arracha d'autorité à ma couche moelleuse pour faire de moi le témoin privilégié des activités qui devaient impérativement concentrer plaisirs culturels et culinaires.

Je voyais à regret s'éloigner mes chevreuils ailés, bien au delà de la cime des arbres, et me trouvai solidement arrimé au poignet de la patronne car m'expliqua t'elle,  j'allais désormais entrer en des endroits où les chiens sont tenus en laisse bien serrée.

Nous nous jetâmes donc, avec une joie débordante, dans les embouteillages de la Capitale, qui offrirent à ma patronne le bonheur retrouvé d'insulter sans discernement cyclistes et SUV, jusqu'à ce quelle arracha, avec la même fougue agressive, une place de stationnement tout à côté du Parc d'Acclimatation.

En cet endroit où j'espérais retrouver le calme, reposait un imposant vaisseau de cristal magnifiquement ciselé, paré de voiles enflées par la démesure, et scintillant sous ce soleil d'automne. L'immensité de l'édifice et ses multiples lignes fuyantes m'apparurent comme une menace. Je résistais en pure perte.

Je me sentis, à mon corps défendant, tiré sous les portiques de sécurité, traîné sur les escaliers roulants, balloté de pièces aveugles en pièces aveugles, où je me heurtais à la foule des individus venus admirer  portraits, paysages, scènes de vie, qui m'apparurent tous figés et sans surprise, pour un chien comme moi, stimulé principalement par le mouvement et les odeurs.

Des centaines d'œuvres issues de l'Art institutionnel étaient mises en concurrence sous mes yeux indifférents, classées selon des thèmes bien ordonnés. 

Ma patronne se lassa, dès le deuxième étage, de toutes ces beautés depuis longue date éventée, et par ennui, commença à échanger timidement avec un autre visiteur, un peu désabusé également. Ils se mirent d'accord: 

Il y avait bien là quelques peintures inédites, notamment des portraits russes d'une vraie drôlerie. Mais le gigantisme de l'exposition et la foule noire sabordaient définitivement la magie de la plupart des œuvres.

Très satisfaits de se rabattre leur joie réciproquement, nos deux visiteurs poursuivirent leur déambulation ensemble, sans se soucier de mon propre état de lassitude.

Une surprise nous attendait tous, cependant, au dernier étage: on y faisait la queue pour le trésor de l'exposition à ne pas rater. 

La Promenade des Prisonniers de Vincent Van Gogh est l'unique tableau de cette petite salle confidentielle qui ne peut accueillir plus de 15 personnes à la fois. 

Le peintre s'est inspiré d'une gravure de Gustave Doré représentant une Cour de Prison londonienne pour imaginer un univers recroquevillé sur lui-même, étouffant et morne.

Dans la ronde de ces hommes voutés, l'on distingue un rouquin, les bras ballants qui se tourne vers le spectateur. L'artiste en chair et en peinture va nous dire quelque chose.

"Rira bien qui rira le dernier" semble t'il vouloir ironiser, en nous observant. 

L'Emprisonnement forcé, archaïque, défie l'Emprisonnement moderne, consenti. 

Comme souvent dans un musée, un miracle est en train de s'opérer, même s'il a mis du temps à se déclarer. L'œuvre se fait miroir de son public, et un dialogue silencieux peut alors s'installer.

Ma patronne lit, sur le grand panneau explicatif, que Van Gogh évoque là son enfermement psychiatrique...Mais l'homme sur le tableau nous conduit bien au-delà de son histoire personnelle. 

IL traverse les barrières du temps pour inviter la femme, l'homme, l'enfant et même le chien qui lui font face, à l'empathie bien sûr, mais à la prudence aussi: nul n'est à l'abri de subir un enfermement ou une exclusion.

Le silence méditatif qui s'est installé dans la salle se trouve soudainement brisé par la voix d'un jeune enfant: "Maman, tu crois que tu peux aller en prison si...si on sait que t'as utilisé le passe de Tata pour entrer dans le Musée?"

Dans l'assemblée, on feint de ne rien avoir entendu et des regards furtifs sont jetés en biais vers celle qui a trahi le groupe, comme pour la tenir en respect. La mère fait diversion sans y croire "Mais non mon Chéri. On ne prend jamais le passe des autres. C'est juste que Maman avait oublié son sac...".

Les visiteurs, écœurés, sortent un à un. Nous ne sommes plus très nombreux maintenant. Il reste les deux rabat-joie, la mère de famille, l'enfant et moi.

Une forme de tristesse m'envahit comme par contagion mais je n'aime pas me laisser dépasser par les émotions lourdes. Je m'accroche alors au regard franc de l'homme du tableau qui lui-même, de sa toile oppressante, n'a rien manqué du malaise collectif qui s'est installé.  

En tant que chien, j'apprends beaucoup du regard des hommes et je surprends souvent leur conversations intimes.

Je cherche, auprès de lui,  une confirmation que rien n'est grave, rien n'est fondamentalement très grave. Il y a bien du progrès en cette Société des Hommes. La tutelle sanitaire, qui s'est imposée à eux pour un temps non défini, reste plus enviable que les privations que, lui, a pu subir, n'est ce pas?

Il serait excessif de comparer un certificat numérique avec les quatre murs glauques d'un Asile ou d'une Prison. C'est même indécent et je n'accepterai pas un tel discours plaintif de ma patronne. La retient -on en laisse, elle?

Le Vincent au regard mélancolique me souffle gentiment que j'ai peut-être raison mais il ne peut s'empêcher de croire qu'il faut rejeter tous les barreaux, qu'ils soient en fonte ou qu'ils soient immatériels, lorsque ces barreaux se dressent pour protéger une Norme devenue Idéologie.

Il m'implore moi, Chien non croyant,  de continuer à me défier de toute religion et de me tenir à distance des humains lorsqu'ils ordonnent de faire allégeance à la Science Incontestable et à l'Intérêt Suprême, que ce soit pour atteindre le Nirvana de l'Immortalité Canine, ou de l'Immunité Collective.

J'admets que cela est plus facile à entendre pour nous, les chiens, car nous ne sommes tourmentés ni par l'idée de la mort ni par celle de la maladie. Et le seul Nirvana qui nous intéresse, c'est l'étale d'un boucher,  ou une table basse sur laquelle a été oublié un plateau de fromages (NB: éviter cependant les fromages italiens, car ils donnent très soif).

Cette dernière idée m'apaise. Comme très souvent chez moi, le sentiment de faim a effacé la tristesse.

Je tire sur la laisse. Ma patronne  approuve.

Une vilaine migraine lui donne un air décomposé et seul l'air vif parviendra à la ressusciter. Nous saluons une dernière fois l'homme du tableau et discrètement, nous nous évadons de la ronde des Prisonniers.

Le Restaurant la Terrasse du Jardin n'est vraiment pas loin, c'est un soulagement pour ma migraineuse. 

Un Homme, avec un costume de serveur, la reçoit et interroge une liste sur son pupitre. "Vous avez une heure d'avance..." 

"- Oui, mais je vais rester le plus longtemps possible. Il me reste 70h"

Il la conduit, compréhensif, vers une table joliment disposée, sous la véranda.

Elle lève ses yeux fatigués:

"-Vous avez quoi comme Pression?"

"- Il faudrait interroger le QR, Madame".

Mécaniquement, elle sort son passe.

"Euh non, pardon...je parlais du QR de la carte des menus, vous avez toutes les boissons dessus"

"-Ah..."

Même la bière a perdu de sa saveur. Le QR l'a rendu amère. Malgré toutes les promesses de restaurants et de loisirs qu'il incarne, elle comprend que sa liberté est ailleurs, loin de Paris, de ses embouteillages, et de ses Musées aux salles sans fenêtres. 

Moi, je suis bien. Je prends place sous la table. Il fait bon, le soleil chauffe à travers la vitre. 

Ma respiration se fait plus profonde et je retrouve la forêt que j'avais quitté ce matin. Mon pelage a pris l'éclat des feuilles d'or qui crépitent sous mes pas. J'essaie de faire silence. Une créature va surgir de l'étang.

Que va t'il donc se passer?

Il se passera la même chose que dans la Vie ou dans le plus merveilleux des Mondes: l'Improbable.

NB: le titre "le vaisseau cependant voguait sur l'onde amère" est tiré du recueil de poème "Messéniennes et poésies diverses, du poète Casimir DELAVIGNE

                        

 








 





mercredi 2 juin 2021

La ligne rouge



Une plage trop belle pour moi.

Une signalétique non équivoque m’interdit l’accès au sable fin et aux joies inconditionnelles du printemps retrouvé.

Juste un chien écrasé par une ligne rouge me rappelle que ma seule présence en cet endroit peut être une pollution pour autrui.

Un autre trait rouge, sur le petit muret, indique le chemin de randonnée que l’on me propose de suivre. C’est le chemin recommandé, destiné à tous, et même aux chiens gesticulants comme moi.

Serais-je plus vertueux si j'empruntais le chemin que l'on choisit pour moi? Oui, assurément, répond ma patronne. D'un ton sentencieux, elle ajoute: 

"On ne se sent jamais aussi vertueux que lorsque l'on a le courage d'abandonner ses instincts pour  croire, avec force et humilité, à un ordre qui nous dépasse".

Je la fixe, interrogateur, comme pour l'inviter à éclaircir cette vérité encore obscure:

" C'est pourtant simple! On y vient tous: pour se sentir vertueux, il faut savoir s'admonester soi-même comme l'on doit condamner moralement celui qui ne suit pas les chemins de la vertu".

Ma pensée se brouille. Je ne suis pas trop au fait des besoins existentiels humains et comme pour aggraver mon ignorance, je bute parfois sur les mots. 

En quoi serait-ce si important de "se sentir" vertueux ou simplement même de se sentir? 

Un chien ne se sent pas. Il sent. Il flaire une piste, il interroge son environnement, il scrute les bois  à la recherche d'un chevreuil, il balaie de la truffe les champs dans l'espoir de débusquer un lapin. Ou encore, il plonge dans l'eau marécageuse à la poursuite d'un canard. 

En résumé, mes congénères passent leur temps à affûter leur regard, leur truffe, leur ouïe pour sentir les choses, et s'en emplir totalement. Voilà leur besoin vital, voilà mon besoin vital.

Mon attention est à ce point captée par les vies secrètes et grouillantes des forêts et des étangs, que j'en oublie complètement de me sentir, et encore davantage de me sentir vertueux.  

Un chien a la truffe tellement accaparée qu'il ne peut se sentir lui-même. Comme le cordonnier qui, parait-il, n'a pas le temps de bien se chausser. Je ne sais comment être encore plus redondant dans l'exposé de cette réalité.

En revanche les bipèdes développés sont toujours très attentifs à l'odeur qu'il laisse. Pas une journée ne passe sans qu'ils ne se sentent fiers, nuls, moches, terriblement sexy, assurés, vivants, aventureux. Et mal se sentir, si on les écoute bien, c'est toujours se sentir.

Se sentir est bien plus important, pour eux, que de sentir profondément leur environnement et d'être à son écoute. Et les belles phrases (*) ne suffisent jamais à vous faire changer durablement de perspective.

Dans la situation qui nous préoccupe actuellement, à savoir l'accès aux joies simples et innocentes d'une station balnéaire, voici comment réagirait un bipède au cerveau bien développé:

"Est-ce que je me sens de franchir la ligne rouge? Si j'ignore l'avertissement, ce sont les autres qui ne vont pas me sentir. Je me sens de prendre le risque ou pas?". 

Se sentir et se faire sentir par les autres, est à peu près la même chose chez les bipèdes: impossible de bien se sentir, si les autres vous sentent mal.

Or, avec le cerveau moyen d'un chien, on raisonne de toute autre façon. 

Je renifle d'abord. Et la ligne rouge, je ne la sens pas. Elle ne sent vraiment rien. Si au moins elle était dans le sens du vent, ça me ramènerait des odeurs, et ça me renseignerait sur la conduite à suivre. Donc si  j'hésite, moi aussi, c'est pour une raison radicalement différente de mon bipède. 

La question que je me pose reste purement instinctive: "est-ce que je sens objectivement un danger?"

Objectivement, je vois bien que la ligne est rouge, mais je ne sens pas le sang ni ne perçois de menace. 

La condamnation sociale, souvent dénuée de nuances, brouille donc les pistes en ce qu'elle vise à me faire me sentir mal à l'aise si je l'ignore. Mais c'est en pure perte, puisque je suis un chien, et que je suis couvert par une auto-anosmie totale. 

Je ne me sens ni vertueux ni assassin si je franchis cette ligne. 

Ma condition de chien m'oblige à sentir les choses concrètement, sans choix possible, car ma truffe me commande totalement, bien avant les symboles. 

Voilà pourquoi, je me suis mis à courir comme un chien enragé sur la plage, à en terrasser toutes les mouettes.

En revanche, je puis vous assurer que ma patronne, elle, se sentait mais se sentait vraiment très mal à l'aise à affronter le regard du promeneur accusateur. 

Fort heureusement, elle a vite coupé court aux reproches en brandissant, tel un totem d'immunité, un sac à crottes prêt à recouvrir sans délai les provocations de son chien. Et pourtant, c'est moi seul qui ait été arrosé par les fientes des mouettes.

Elle a manqué de peu de voir la sentence collective s'abattre sur elle. ll est si dur pour un bipède de prendre la mesure de toutes choses, entre la pulsion de vie, le souci de préservation et la raison collective. 

Pour un temps, elle croit avoir apaisé les esprits.

Je soupire. Le mal est fait. L'être humain est vite rattrapé par ses odeurs, son regard sur lui-même, et même celui qu'on lui demande de porter sur lui. C'est ce qu'on appelle les passions tristes et les sentiments mortifères. 

Ceux-là mêmes qui pour un chien n'ont pas d'odeur.


(*) 

« La communication consiste à comprendre celui qui écoute.» 

(Jean Abraham, mathématicien qui ne mérite même pas une vraie biographie dans Wikipedia. Il n'a reçu aucun prix, c'est donc qu'il n'a rien fait et et que sa belle phrase n'a servi en rien l'intérêt collectif. Il n'aura droit qu'à une parenthèse, dans ce blog)






mercredi 19 mai 2021

C'est admirable

Chien incrédule dans l'attente de croyances
Chien incrédule dans l'attente de croyances

 

Qu’est-ce donc qui est admirable ?

Je l’entends souvent, la patronne, s’émerveiller sur la beauté de la nature, sur la justesse d’un écrivain, ou encore sur le génie d’un peintre. C’est admirable. C’est formidable. Intel est admirable, Intel est formidable.

Moi, Garou, ex-vagabond né dans les sous-bois mouillés, et cabot aux expériences multiples, déclare aujourd’hui n’avoir jamais admiré quoique ce soit ni qui que ce soit, pas même ceux qui m’ont recueilli et aidé. Je leur suis fidèle et reconnaissant et c’est déjà bien assez.

Je ne vais pas m’échiner à flatter un individu qui ne fait, dans le fond, que travailler à accomplir le destin pour lequel sa vie mérite d’être vécue.

Je la revois, penchée sur cet oisillon tombé du nid, à s’émerveiller de son hardiesse malgré des sautillements chancelants, et malgré les petites ailes encore paresseuses.

Oui, elle est émerveillée. L’oisillon a été extrait deux fois de la gueule d’un chat et, à peine échappé du Néant aux dents aiguisées, il piaille de toutes ses forces, comme pour exiger réparation.

C’est admirable, cette vitalité pleine de panache à affirmer sa légitimité, et à refuser l'abandon,  le dernier souffle.

Pas même trente grammes, 4 cm de long et 2,5 cm de large, qu’il est déjà dans le vif du sujet : riposter, exiger de manger, de boire, d’être au chaud et de jouer. 

Oui, je l’ai vu cet oisillon oublier ses infortunes et prendre d’autorité pour nichoir l’épaule de ma patronne, juste derrière l’oreille, tiens, afin qu’elle ne laisse rien passer de ses revendications. Ou encore là, sur le bras qui écrit dans le vide, dans l’espoir d’effectuer un travail sans doute admirable.

C’est incroyable se dit-elle, cette volonté farouche de s’acclimater à l’Etrange, l'Inconnu,  aussi incroyable que Thomas Pesquet et sa décontraction à faire des selfies à bord de l’ISS.

C’est redoutable, cette aisance rieuse à s’imposer quel que soit les circonstances et les obstacles.

Ce n’est pas admirable, ma chère patronne, c’est naturel et nécessaire.

Crois-tu plus admirable encore l’auteur des vers que tu as lus religieusement, ou le médecin qui vient de sauver une vie, ou celui-là même qui se sacrifie pour autrui ? Ils ne sont pas plus admirables que ta petite mésange infortunée.

En caressant du bout des doigts le duvet si délicat de l’oisillon qui combat pour une juste cause, la sienne, tu touches là enfin du doigt la notion de « Persister dans son être ».

Rien ni personne ne mérite admiration ni éloges, même posthumes, puisque que tout le monde ne travaille qu’à une seule et même chose, persister dans son être.

Ce qui fut admirable, peut-être, c’est la persistance de l’oisillon à survivre, deux jours durant, à l’alimentation de ma patronne, comme moi et mon Cher Protecteur, continuons de survivre, depuis des années, à sa cuisine.

L’oisillon s’en est allé. Il a piaillé, mais cette fois-ci a refusé les graines broyées et humidifiées. Ses ailes se sont ouvertes à demi mais l’ont fait tournoyer sur lui-même avant que le bec, si goulu une heure plus tôt, ne pique dans le nid confectionné un peu maladroitement.

Les spasmes ont fait gonfler une dernière fois son fier poitrail qui promettait de virer au jaune citron. 

Les pattes se sont raidies. Sur le cou d’une finesse extrême, une plaie discrète se laisse deviner.

Les efforts et les luttes racontés, les hommages, les ambitions appartiennent aux fantasmes humains.

Si cela ne dépendait que de moi, je passerai ma vie à pisser sur les décorations et les insignes honorifiques.

Arrivera t-il qu’on me fasse cet aveu : tout ce que l’on fait, tout ce que l’on dit, tout ce que l’on veut croire, ce n’est jamais que pour soi-même ? Tout cela ne vise qu'au plein accomplissement de soi.

Si cet aveu accouche de ma patronne, alors là oui, je serais ébranlé par son honnêteté. Moi, Garou, chien sans foi ni maître à penser, vacillerais devant une telle clairvoyance et j'en hurlerais même d’admiration.

Peut être même qu'ainsi, elle me rendrait heureux toute ma vie comme m’a rendu heureux un temps, cette petite mésange décédée sans décoration aucune.

Son corps si léger et apparemment dépourvu d'utilité, sera enterré dans le jardin, et nourrira ce qui doit être nourri. Ainsi, par ce don naturel de soi, sans hommage ni remerciement, elle persistera encore et encore dans son être.

Les jardins regorgent toujours de trésors.