mercredi 25 décembre 2013

A la recherche des temps oubliés


Hippocampe déniché dans les algues sèches d'une plage du Morbihan,
 extrait de ma gueule par un pirate,
et recelé encore aujourd'hui par ma patronne


Voilà que l'on fulmine encore contre moi. Et le privilège de l'âge alors? Je suis suffisamment vieux pour que l'on me passe quelques fantaisies, non? Ma patronne, excessive en tout, considère que ma petite manie relève d'un comportement déviant. Elle sait si bien prendre cet air dégoûté qui éclabousse de honte toute mon espèce, lorsqu'elle déclare: « C'est dégueulasse, merde! ».

Elle est bien forcée cependant de me laisser finir de croquer la précieuse pépite que j'ai réussi à soustraire de la litière. Cette fois-ci, j'ai été trahi par la course folle du chat que j'ai expulsé sans ménagement de son bac, sitôt livré le fruit défendu. Les chats aiment prendre leur temps en tout. Or moi, j'ai besoin de jouir des choses de façon immédiate, trop habitué à ce qu'elles me soient retirées à peine découvertes.

Et j'adore me nourrir de déchets de toutes sortes.

Quoi de plus réjouissant que de fourrer son museau dans la poubelle de la cuisine pour y accueillir les restes d'un bon repas, ou encore de dénicher au hasard d'une promenade une feuille d'aluminium, servant d'écrin à du gras de jambon un peu rance, rescapé d'un vieux pique nique?

Tout ce que l'on dédaigne et que l'on considère comme devenu impropre à la consommation est pour moi source inépuisable de trésors.

Vous l'aurez compris, ma passion des résidus ne se limitent pas aux excrétats...Je peux me délecter aussi bien d'une faible trace olfactive cachée sous une feuille d'automne que d'un petit gant oublié au pied d'un arbre par un enfant trop pressé, et parfois même, si j'ai de la chance, je ramasse des caresses perdues, qui ne trouvent à s'exprimer que sur mon poil rêche.

Ces ordures, ces reliquats de vie ou de matières, constituent ma « substantifique moëlle». Je n'ai pas d'autre justification à mon comportement « déviant » que ma passion du recyclage.

Seuls certains animaux reconnaissent tout l'intérêt d'un tel régime, qui repose sur la longue macération des matières organiques, sur l'oxydation des éléments, sur la décomposition des détritus.

Y'a t'il de la médiocrité à vouloir s'enivrer de l'odeur du temps, celle dont mon corps et mon âme se nourrissent chaque jour davantage?

Suis-je une larve, un détritivore, un charognard pour autant?

Peut-être. en tout cas, il m'apparaît comme une impérieuse nécessité de se nourrir des choses passées car c'est bien ce dont je suis fait.

Le présent ne m'intéresse que dans la perspective de la trace qu'il laissera. Après tout, le jour nouveau qui se lève n'est rien de plus que de la matière première qui attend d'être façonnée par le temps.

J'aurais pu, il est vrai, vous épargner l'aveu de mes tentations coprophages et de mon attachement aux choses que l'on croit périmées, pour vous citer une phrase de Pascal Quignard, bien plus percutante que mon billet d'humeur:

« Rien de plus mouvant que le passé. Le présent ne cesse de réordonner ce qui l'alimente » (*).

C'est de ça dont il s'agit: tout est dans le recyclage et dans l'ordonnancement des restes.

Les fêtes m'intéressent moins que les lendemains de fêtes, toujours révélateur de nos véritables dispositions au bonheur.

Ne trouvez-vous pas curieux que nos albums abondent de photographies de plaisirs immédiats, de joies saisies à leur éclatement, de beautés ressenties à un instant précis, de rires exagérés, de sourires forcés devant un repas encore inachevé. On se trompe de cible avec nos appareils numériques. Rien de tout cela n'a pu nous alimenter durablement.

Quel drôle de menteur est celui qui ose se raconter par les épisodes les plus intenses de sa vie, graves ou heureux. Nous ne sommes pas fait de grands moments mais uniquement de petits restes que l'on s'empresse d'enterrer, pour qu'il incombe à moi, indigne chien, la tâche de les déterrer.

Et pourtant, la recherche active des restes est bien plus réjouissante que la découverte inopinée et forcément inopportune de détritus qui moisissent dans un coin, dans l'ignorance de tous.

Je me demande parfois ce qui peut être le plus éprouvant pour un maître lorsqu'il se décide à euthanésier son chien. D'aucuns penseront que c'est le moment crucial de l'appel téléphonique au vétérinaire pour la prise du rendez-vous funeste, d'autres diront, pour l'avoir vécu, que le plus intolérable est l'attente dans le cabinet, le chien encore en laisse, diminué mais toujours confiant. Ce peut être encore la caresse appuyée du maître dont la gorge se noue, au moment du dernier souffle de son pauvre animal. Tout ça bien sûr est propre à arracher des larmes faciles.

Et pourtant ce ne sera rien encore. L'apothéose du regret et de la culpabilité frappera le maître au moment même où il s'y attendra le moins. Le plus terrible se révélera dans l'accomplissement d'un geste anodin qui fera rejaillir de façon encore plus aigüe la douleur, dans toute la solitude de l'être.

Ainsi, au moment de se résigner à la reprise des tâches ménagères, pestera t'il comme à son habitude contre les moutons, constitués par les poils morts de son animal regretté? Ne sera t'il pas à chaque fois dans l'espoir absurde d'en trouver un dernier, adorable vestige de cette fidèle amitié qu'il pensera avoir trahie? Oui, car en recueillant ces ternes amas de poils, il réalisera toute l'amitié qui l'unissait à son chien, là où il ne voyait avant qu'une banale complicité dans les habitudes de vie.

Rien ne devrait être défini, recevoir un sens, sans que l'on en ait appréhendé les restes. Aucune histoire, même d'amour, ne présente d'importance sans qu'il ne soit donné l'opportunité d'y mettre fin et d'examiner avec lucidité ce qu'elle laisse durablement, passé l'émotion du chagrin.

Est-ce pour cette raison que Michel Tournier (que je n'ai jamais lu) a écrit:


« L'amour peut aussi être coprophage »?

C'est ma conviction profonde qui me conduit à ne rien entreprendre sans commencer à envisager ce qu'il en restera. Ceux qui cultivent la spontanéité objecteront sans doute que mes précautions révèlent un manque d'audace et un état d'esprit calculateur. Sans doute, mais je crois que c'est un bon calcul.

Je suis un chien éco-responsable.


(*) A écouter: Jean-Claude AMEISEN, Sur les épaules de Darwin, "A la recherche de nos premiers ancêtres", France Inter