mercredi 21 mai 2008

Tous les chiens ne s'appellent pas Socrate





Le Bassin des Lézards, Château de Versailles


Ils m’énervent tous à dire que je ne me sens plus. Je ne comprends même pas ce qu’ils veulent dire.

C’est vrai qu’habituellement j’adore me renifler en faisant de drôles de bruits, surtout après ma promenade. Ce n’est pas toujours très gracieux mais cela fait partie de mon inspection sanitaire personnelle. J’ai tout de même mes principes sur l’hygiène.

Maintenant, il faut croire que je « ne me sens plus ».

Je reconnais que je n’en ressens plus vraiment le besoin. Je suis drapé de la toge de la sagesse et cette toge me permet de faire écran à toutes les pollutions possibles.

Exit les mauvaises odeurs ! Je n’ai même plus de blessures ni de plaies à colmater.

C’est la magie de la philosophie.

Je ne me sens plus et j’évite de me bagarrer avec les autres chiens. Je suis ouvert sur le monde, m’intéresse aux autres, et ne me laisse plus aller à l’introspection stérile.

Tel Socrate allant à la rencontre de ses concitoyens, je profite de mes sorties pour dispenser ma sagesse auprès de mes congénères.
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Mon premier futur disciple ne s'est pas fait attendre. Je l'ai croisé au hasard de l'une de mes promenades, au bord du bassin des Lézards où je méditais en attendant que ma patronne me trouve enfin.

J’ai senti immédiatement qu’il était en quête spirituelle. Il devançait d’une centaine de mètres son Maître et présentait de vagues signes de nervosité ou de tension cérébrale si vous préférez.

Pauvre âme esseulée, ai-je pensé! Dans son errance, il a au moins le bonheur de croiser mon chemin. Je me suis donc interdit de l'ignorer.

En allant à sa rencontre, j’ai pris un air encourageant et j’ai tenté d’instaurer une certaine complicité en arborant dans ma grande gueule un bâton, non avec cet instinct de propriétaire farouche prêt à tout pour défendre son bien, mais avec humilité et volonté de partage.

Cette frêle silhouette un peu perdue n’a pas esquissé un seul mouvement d’intérêt envers moi.

Je me suis donc planté devant lui, haletant mais déterminé, avec cette autorité naturelle que confère le port de la toge:

- Il s’agit juste de jouer…détend-toi ! N'est-ce pas un endroit merveilleux pour faire connaissance, le bassin des Lézards?
- (…)
- C’est le concept de jeu qui te rebute ou moi, en tant qu’entité canine aux proportions aléatoires ?... On m’appelle Bug, et toi ?...Ton maître a t’il voulu également te définir par un nom ou un surnom destiné à faciliter la reconnaissance de ton individualité parmi les tiens ? Sais-tu qu’avant de songer à penser au pluriel, il faut savoir penser au singulier ? C’est la raison pour laquelle il est nécessaire que tu ais un nom.
- (…)
- Que penses tu de ça :
Platon a dit que le chien a l’âme d’un philosophe
Tu es l’essence même du chien
Socrate a l’âme d’un philosophe
Tu t’appelles donc Socrate !

- Tous les chiens s’appellent Socrate alors!

Comme dans toute discipline, il peut arriver que l’on se trouve confronté prématurément à ses propres limites.

J’ai tourné et retourné mon syllogisme dans tous les sens, en dissimulant bien évidemment le trouble momentané dans lequel je me trouvais.

Mon pauvre bougre ne bougeait plus, l'échine baissée et l'air suspicieux, comme s’il attendait une réponse à l’énigme dont il était à l’origine probablement sans le vouloir.

- Mon ami, ton raisonnement me plait mais il pêche par sa précipitation. Sache que la spontaneité n'est pas forcément le chemin qui mène à la vérité. Non, tous les chiens ne s’appellent pas Socrate car... mon syllogisme marche aussi avec Descartes, Spinoza, Rousseau ou même Marx. Et toi, quel philosophe es-tu ?

- Plutôt du genre Jean-Claude Vandame.

Mes souvenirs sont encore confus mais il me semble que c'est à ce moment précis que le scénario a sombré dans le schéma classique de la violence banalisée entre chiens. On ne parle pas assez de la violence canine mais il y aurait une étude comportementale très intéressante à faire là-dessus.

Par exemple, les plus craintifs peuvent avoir des réactions d’une violence inouïe et toujours imprévisible. Jean-Claude a manifestement eu peur, mais de quoi ? De Karl Marx ?
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Alertée par les grondements sourds que nous laissions échapper, ma patronne est réapparue pour interrompre notre duel philosophique par son traditionnel cri japonais qui devient de plus en plus performant.

Je n’avais plus de toge en remontant l’allée principale et je me sentais bien démuni, comme livré sans défense à l’incompréhension de mes congénères.

Je ruminais tout seul en direction du bassin de Bacchus car ma patronne était restée sur place à la demande de l'autre Maître pour remplir, à contre-cœur, une déclaration de sinistre (ça se fait de plus en plus souvent entre chiens, on ne peut même plus se bagarrer sans avoir à signer un papier).

Sinistré, voilà ce que j’étais devenu : un philosophe sinistré.

Je veux bien m'exercer à la sagesse, mais si c'est pour finir en sinistre...

Même avec la meilleure volonté possible, je produis des catastrophes. Est-ce à cause de mon nom qui sonne comme une fatalité ? Je voudrais bien comprendre à quel moment exactement je décroche…

Cependant, je ne devais pas être particulièrement effondré ce jour là car, de loin, je savourais discrètement le spectacle de ma patronne en train de négocier, avec conviction, un tort partagé.

Ma propre philosophie me dicte finalement de ne focaliser que sur le bon côté des choses : je vais enfin devenir un véritable sujet de droit, créateur d’un droit à réparation.

Réaliser ses ambitions contre toute attente, ce n'est pas si mal pour un chien qui s'appelle Bug.

Prendre les choses du bon côté: ça me parait une leçon honnête pour aujourd'hui.

Est-ce un hasard si le Bassin de Bacchus succède immédiatement au Bassin des Lézards?



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