mardi 13 mai 2008

Ce que je vois de mon balcon




Le Balcon,

Manet, 1869




Oeuvre découverte accidentellement en mai 2008 lors de fouilles dans la salle d'attente d'un cabinet dentaire (Revue Arts magasine de mai 2008 -la chronique de Moujon)

Toutes mes excuses pour la crudité de ce tableau que j'exhibe sans complexe sous vos regards offensés. Je ne veux pas choquer les âmes sensibles ni ne cherche le racolage facile, soyez en assuré.

Cette oeuvre a, parait-il, fait scandale en 1869 mais les premiers spectateurs ont survécu. J'espère que vous surmonterez, vous aussi, cette épreuve.

Sachez tout d'abord que vous n'êtes pas contraints de regarder ce tableau ni surtout de vous laisser aspirer par son vide vertigineux.

Mieux vaut se délecter des couleurs flamboyantes qui se répandent par exemple sur un champ de bataille imaginé par Delacroix, où le chaos est plus tolérable car il y est décrit de façon anecdotique ou légendaire mais surtout avec passion.

Une question me vient: pourquoi associe t'on systématiquement le chaos à la confusion des mouvements, au déséquilibre des formes, à la rupture d'un ordre établi? La confusion ne peut-elle pas être silencieuse, discrète et insoupçonnable?

Ce tableau de Manet n'est-il pas remarquablement ordonné? Tout est à sa place, immuable et figé, jusqu'à ce chien, ridicule, qui sort des jupons de sa maîtresse.

On dirait un King Charles ou plutôt, selon mes recherches, un épagneul japonais, que l'on peut décrire comme « un petit chien vif, d'aspect délicat, à la démarche très distinguée levant haut le pied » (*) mais totalement dépourvu de caractère. Bref, le genre de mignons, ancien favoris des Cours royales.
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Il me fait penser à ce genre de cabot qui vous gratifie d'un petit râle hystérique parce que vous avez eu le malheur de lui renifler l'arrière train par simple réflexe convivial. Susceptible et grande gueule, mais dans le fond... sensible à rien d'autre qu'à lui-même.

En principe, la présence d'un chien était censée souligner l'intimité d'un foyer, sa tranquillité et sa constance. Le chien est l’image même de la stabilité, et représente donc le contraire du chaos, même si ma patronne trouverait sûrement à y redire.

Mais là, je cherche en vain la valeur ajoutée de ce paltoquet à poils longs. L'intérêt pictural est nul, l'intention de l'auteur incompréhensible.

Le cache pot en porcelaine lui vole sans peine la vedette.

C'est bien simple, je crois que c'est la première fois que je vois des personnages peints comme une nature morte. On peut dissocier chacun des éléments car il n'y a aucune correspondance réelle entre eux.
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Le chien est en effet accompagné de trois momies, deux femmes et un homme ou l'inverse, peu importe; ils sont tous les trois vidés de leur substance. Ils n'existent que par l'épaisseur de leur parure. Je suis sûr qu'il ne se dégage d'eux aucune odeur particulière sinon celle de leur taffetas précieux.

La nudité de leurs regards vides de sens est dérangeante et presque méprisante pour le spectateur.

Il semble que ce tableau ait été perçu à l'époque comme un bras d'honneur car il ne fait passer aucun message et qu'il bride l'imagination. J'ai peine à m'imaginer qu'un artiste aussi illustre que Manet ait pu travailler des jours entiers sur le clair/obscur, sur la parfaite proportion des formes, sur le détail infini de la porcelaine et du tissu pour au final...ne rien faire apparaître.

Bien plus curieux, l’artiste s'est appliqué à rendre transparentes des personnalités pourtant hautes en couleur (deux artistes peintres et une violoniste).

Aucune émotion n'est décelable, pas même un début d'expression qui aurait pu émouvoir le peintre ou le spectateur.

Et moi, devant ce tableau, je ne suis plus le chien fou et débordant d'énergie que l'on connaît. Je deviens, par contagion, ce chien sur le balcon: je ne pense plus à rien, je ne suis plus que matière intégrée au décor.

Un peintre de la période romantique nous plonge brutalement dans l'absurde, le détachement, l'indifférence, sans ostentation mais avec une clairvoyance qui n'en est que plus redoutable.

Son insolence me plaît: respectant la facture habituelle de ses tableaux, choisissant un thème inoffensif, il ne prend en apparence aucun risque.

Et pourtant, j’apprends que l'oeuvre est subversive et qu’elle a suscité l'indignation générale, sous de faux prétextes esthétiques.

Représenter la barbarie de la guerre, peindre le sang versé dans la ferveur patriotique, reproduire dans les moindres détails des corps décharnés, torturés par d'autres corps, reste politiquement et esthétiquement correct, voire admirable. Cela semble avoir un sens car l'artiste en appelle à un certain sentiment de grandeur et d'honneur.

Mais le néant est évoqué dans ce tableau sans motivation réelle, sans même que la mort ne soit clairement représentée. Ainsi, le spectateur du second empire, gonflé de ses certitudes et ses préjugés, se trouve brutalement projeté en pleine névrose moderne.

Rien de plus banal dans la peinture romantique et réaliste que de voir des corps se vider de leur sang puisque c'est le prix de toute conquête, mais commencer à comprendre que l'humanité se vide de son sens est intolérable pour le bourgeois qui considère avoir accédé à la pleine réussite.

Tous réunis, tous comblés, mais à ne pas savoir où et quoi regarder...comme ces personnages sur le tableau.

Les questions d'actualité et de société se compliquent considérablement. Il devient de plus en plus difficile d'en saisir le sens profond et d'en cerner les implications réelles.

S'obliger à prendre position est t'il une preuve de courage et d'attitude responsable ou au contraire d'absence de discernement?

Plus j'y pense, plus le doute me paraît se détacher de toute connotation péjorative pour devenir au contraire libérateur.

Dans ce tableau finalement dense, quatre êtres fixent chacun un point différent mais lequel de ces points mérite réellement attention? Peut être celui du chien...Bizarrement, il me semble que c'est le plus insistant.

A coup sûr, l'animal focalise sur un chat ou sur un insecte. Il perçoit clairement quelque chose de son environnement proche et immédiat, sur lequel il pourrait directement agir. Au contraire, les trois individus, diaphanes, sont présents sans l'être, ni particulièrement attentifs, ni particulièrement songeurs.

Manet ne se prend pas pour Stephen King en peignant des zombies mais essaie de rendre palpable une inquiétude bien présente.

Ces personnages, ce pourrait être nos voisins dans le métro, ou nous-mêmes, lorsqu'il vaut mieux afficher un visage fermé pour ne pas paraître insistants ou indiscrets. On nous impose la promiscuité physique, on se rend donc hermétique par pur réflexe d'autoprotection.

La seule évolution que je note entre ces bourgeois à leur fenêtre et une famille d'aujourd'hui, c'est l'apparition du tube cathodique et de la "toile" numérique, qui sont devenus notre fenêtre sur le monde. Notre regard en est-il plus éclairé? Les images et les sons se sont sûrement multipliés mais ils favorisent davantage la dispersion de la réflexion, l'éclatement des repères.

Pourquoi ce tableau a t'il fait scandale en 1869, plus qu'une autre oeuvre? Peut être en dit-il trop sur la condition humaine, justement parce qu'il ne raconte plus rien.

Et pourtant, il aurait pu provoquer une réaction saine, un réveil de la conscience, le sursaut salvateur d'un individu qui découvrirait enfin, devant son miroir, le résultat de son laisser aller.

Le spectateur préfère s'ébahir devant la violence esthétique d'un tableau (ou aujourd'hui d'un film), mais refuse encore de s'émouvoir devant l'indifférence d'un regard qui s'habitue à tout.

J'ai eu tort de me moquer d'un congénère vieux de près d'un siècle et demi. Aurais-je eu l’air plus malin sur ce balcon ?

Ce petit roquet a encore du répondant, même emprisonné dans une toile faussement désuète.

Lui et ses maîtres se rient sûrement un peu de moi et de mon assurance.

Que puis-je voir de plus, de mon balcon?


(*) Encyclopédie du chien, John Mandeville, éditions CIL

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