vendredi 8 février 2008

Mon fabuleux destin


L’histoire, elle commence toujours bêtement avec moi. C’était un 10 avril 2003…
Euh, non… ça fait un peu redite.

Nombreux sont ceux qui s’interrogent sur l’histoire de mon ascension fulgurante, moi, ingrat petit basset, misérable orphelin honni de sa famille d’accueil et recueilli dans les refuges de la SPA…

Aïe, faut-il absolument que je la connaisse, cette angoisse de la page blanche ! Mais comment parvenir à retracer mon extraordinaire destin, comment témoigner et transmettre aux jeunes générations le goût de l’effort et leur inculquer cette farouche volonté d’y arriver?

Nous sommes un 10 avril 2003, un sombre après-midi.

Vingt trois congénères partagent ma ratière, dressée à l’extérieur, en pleine forêt de Plaisir.

Il pleut des cordes et je continue à m’embourber dans la glaise. Cette lanscaille me pèse. Elle fait de la terre une mélasse que j’ai peine à balancer. Faut pourtant que j’avance ma percée sous le grillage.

Le ciel est bas. Je profite des hurlements et de l’agitation des autres taulards pour taquiner le terrain.

Je me sens les quilles en marmelade mais je m’acharne. J’sais pas ce que c’est que d’avoir du sang de navet.

Pourtant, la maison est régulière. Elle mérite pas que je lui fasse le coup de la fille de l’air. Je copine avec tous les gonzes. Je suis entouré d’écorchés vifs, de chiens humiliés, de bêtes détraquées ou mélancoliques, de drôles de foireux et de vilains traqueurs. Y a même un Loulou de Poméranie.

On a subi suffisamment de morsures dans notre vie de pouilleux pour ne pas être tentés de se dégommer, dans notre abri crapoteux.

J’sais bien que les loufiots de la SPA ont une bonne bouille et que la graille est correcte. En plus, je suis bien soigné.

Je continue pourtant à faire mon trou, uniquement pour ne pas me barrer en brioche. J’ suis pas du genre à m’endormir sur le rôti.

On reste des taulards et on doit se comporter comme tels. Si on me fait bouffer de la taule, c’est pour que j’apprenne à m’arracher. Pour déboucler un coffiot, faut déjà qu’il soit bouclé, non ? Pour goûter aux joies de la cavale, fallait bien que je connaisse le mitard.

Mes cops s’énervent et sont divisés sur mes projets. Ça jacte dans tous les sens. Qui va suivre ? Qui va moucharder ? L’angoisse d’une nouvelle solitude étreint les froussards. Les paranos soupçonnent un coup d’arnac. Les bulleurs finissent s’impatienter « On jaffe quand dans c’te tôle ?»

Je continue à me défoncer, les pattes dans la gadouille, pour ne pas terminer fêlé. J’ sais bien qu’à la fin, ils finiront tous par ramener leur barbaque. Faut bien sauver ses côtelettes.

Soudain, les aboiements s’interrompent. Ça sent la dirlo. Elle se tient devant nous, la rombière, scrutant l’intérieur de la cellule. Nous sommes à ciel découvert mais il est couvert, justement, le ciel. Il fait glauque. C’est ma veine. Ce n’est pas le moment de se faire serrer.

Je distingue deux silhouettes aux côtés de la mégère, l’une grande et carrée, l’autre petite et frêle.

Tous les ratiers, sans exception, se jettent aveuglément sur le grillage et rivalisent de pirouettes. C’est un réflexe de survie qu’ils ont acquis au bout de quelques semaines: emballer le badaud pour gagner sa confiance et sa protection.

Pendant qu’ils se croient tous à la Star Ac et qu’ils balancent leur numéro, je couvre au mieux mon pauvre ouvrage et je me fonds dans le décor.

La gringalette me grille et elle me fixe maintenant en riboulant des calots.

Il faut que je donne le change, immédiatement…

Un seul réflexe me vient : je m’assieds et je baille.

Je suis marron… y a un truc qui la turlupine : “ C’est normal, qu’il ait les pattes retournées, ce chien ? ” J’essaie discrètement de faire converger mes orteils “ - Vous parlez de Stroumph ? Oui, oui, c’est sûrement ce qu’il y a de plus normal chez lui... ” “ - Il a l’air calme en tout cas par rapport aux autres, c’est ce qui compte…c’est pour mon père qui est âgé ; je veux juste un chien facile à vivre, pas un hyperactif”.

Le drôle de zig, à ses côtés, a l’air méfiant : “ En réalité, on vient juste pour voir, on ne ramènera pas de chien aujourd’hui et ce d’autant que le futur maître n’est pas encore au courant ” « -… » “ -Il aboie ? ” “ Oh non ! vous savez c’est un chien tranquille ; un vrai tire-au-flanc. Mais vous êtes sûre que votre père veut un chien ? ” “ – oui, il aime bien les bêtes. », le frangin : « - ce qu’il aime moins, ce sont les surprises… ”

Voilà comment je me suis trouvé dans la tire du grand mec, sur fond d’engueulades.

Apparemment, ça ne le réjouissait pas d’être complice malgré lui de ce traquenard. C’était vraiment une écervelée, elle se conduisait comme ces irresponsables qui craquent pour un pôv clebs et le balancent ensuite sur le bitume, à la première occasion.

De son côté, elle prônait les bienfaits insoupçonnés qu’un drôle de cabot pouvait apporter à un être démotivé, usé. Elle parlait comme ces jaspineurs de baveux ou de politicards. Et déjà, ça commençait à déteindre sur moi.

Bref, j’ai tout de suite saisi la mission dont j’allais être investi: accompagner un être humain dans son apprentissage de la solitude. Je n’étais donc pas un chien de compagnie mais un “ chien d’accompagnement ”, ce qui induisait un rôle beaucoup plus actif et beaucoup plus complexe qu’il n’y paraissait. Il fallait intervenir là où les autres avaient échoué.

Mais, tout çà, je m’en fichais un peu car je n’arrêtais pas de penser à mon tunnel que je n’avais pas fini de creuser. Ce sentiment d’inachevé me rendait dingue. Il se mettait à nouveau à pleuvoir et la terre allait s’affaisser. Tout serait à refaire.


Et puis surtout, ça me troublait, ce choc des cultures. J’en perdais progressivement mon langage si fleuri.

Pendant ce temps là, ils continuaient à s’engueuler mais de façon plus joyeuse : il fallait me trouver un nouveau nom. Elle trouvait “ Stroumph ” trop réducteur. Les noms de Rambo et de Zorro ont été suggérés par le grand mec, que je trouvais au final plutôt marrant. Fatigué, j’ai réagi mollement au nom de Bug mais ça leur a suffit. Ils ont opté pour Bug.

C’est vrai que Bug, c’est beaucoup moins réducteur.
[150 pages plus tard]

que tout le monde se retournait derrière moi. Moi, je courrais comme un dératé, la barquette de bifton entre les crocs, bien serrés. Ça commençait à sentir le roussi. Les gens du quartier encourageait « super Jaimie » (c’est le surnom que je lui donnais au départ) dans sa course surnaturelle. J’ai viré à droite et je me suis propulsé dans la brasserie de la place de la Cathédrale. Ça devait faire six mois que je n’avais pas mis les pattes dans un troquet. J’ai compris que cet endroit allait devenir la planque idéale pour…
[213 pages après]

C’est là qu’elle m’est apparue. Une belle blonde bien en chair. Elle avait une robe soyeuse et nuancée. Elle sentait l’herbe fraîchement coupée. Au garot, elle devait bien faire soixante centimètres. Son stop mettait en valeur une large gueule carrée. Et ses guiboles étaient impeccablement poilues jusqu’aux ongles, taillés comme des accroche-cœur .

Je me suis grandi autant que j’ai pu. En redressant les oreilles, je pouvais facilement gagner trois centimètres. Elle s’est retournée à nouveau et a dodeliné de la croupe. On s'est compris. Il ne restait plus qu’à se soustraire à la surveillance des cerbères.

[207 pages plus loin].

et s’habituer maintenant à ce qu’on m’appelle Louis XV, avec cette déférence emprunte d’admiration et de profond respect.
[Et enfin, la conclusion]

Je suis devenu plus populaire qu’un candidat aux municipales. J’ai entendu dire qu’un chien n’avait pas de statut et qu’il était inéligible. Vous croyez que ça va m’arrêter ? C’est mal me connaître. L’ambition et le travail acharné, c’est l’histoire de ma vie.

Il m’a fallu 574 pages pour comprendre que je dois ma destinée à une volonté hors norme et à un courage ineffable, moi, petit morveux né dans la rue ayant grandi avec les parc-mètres. J’en ai arrosé des pneus et éventrer des sacs poubelles, avant d’en arriver là.

Cependant, être un gagnant ne s’improvise pas. C’est pourquoi j’ai écris ce livre. J’ai voulu partager avec vous les clefs de ma réussite.

Car il ne faut pas oublier une chose : ce destin exceptionnel, je l’ai forcé de façon insolente.

L’attitude du battant, il a fallu l’adopter dès le départ et depuis, elle est devenue un réflexe.

Chaque fois que je devine l’adversité, chaque fois que je renifle le danger ou les embrouilles, j’adopte inlassablement la même stratégie, car c’est la seule qui ait fait ses preuves.

Je m’assieds et je baille.

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