Elle est arrivée chez nous, hagarde et désorientée, zigzaguant fébrilement dans le salon dans l’espoir de retrouver, parmi toutes ces odeurs nouvelles, au moins une qui lui serait familière, elle qui venait de si loin et qui avait traversé tant de paysages.
Je décidai de ne pas lui prêter attention tant j’étais convaincu qu’elle n’était que de passage mais il me fut impossible de l’ignorer très longtemps: elle sautait sur tout le monde de façon névrotique, croyant que l’amour pouvait s’attraper ainsi, aussi facilement qu’un petit oiseau, et qu’il suffisait d’être vif et agile pour s’en saisir.
La petite chienne efflanquée et insignifiante tenta même sa chance auprès du chat, trop heureux de lui administrer une correction en réponse immédiate à ce besoin impudique et pressant d’attachement.
Je ne pus dissimuler mon plaisir à la voir ainsi remise à sa place.
En réalité, j'avais honte pour mon espèce. Elle m’exaspérait à mendier de l’affection en vrac, à n’importe qui et à n’importe quoi.
C’est à cause de ce genre de ratier que nous sommes déconsidérés aux yeux de la plupart des humains.
Les hommes peuvent bien, en toute impunité, nous malmener, nous abandonner, nous affamer, ou nous faire reproduire à des fins mercantiles puisqu’ils savent que nous ne connaissons ni l’orgueil, ni la rancune.
Pire, il existera toujours des crétins de chiens pour continuer à s’avilir devant eux, offrir leur flanc à leurs caresses, et leur jeter un regard empli d’admiration.
Plus je la regardais, plus je me détestais.
Moi qui croyais avoir acquis un certain rang, moi qui croyais notre espèce capable de s’élever, et de faire trembler le plafond de verre qui sépare les chiens des hommes, je fulminais de voir cette petite allumeuse se vautrer dans l’abjection, et nous ramener, avec autant d’évidence, à notre condition d’animal domestiqué, éternellement vil, gesticulant et inutile.
Elle devait pourtant bien comprendre qu’elle n’était là que provisoirement, en vue de sa future adoption.
Nous étions sa famille d’accueil pour un mois. Après tout, ce n’était pas un drame. Cela faisait plus de deux ans qu’elle vivait en transit, à tel point que même ses intestins se croyaient aussi en transit : ils n'osaient plus trop fonctionner, perturbés à force d’être nourris par des mains toujours différentes.
Un éducateur est venu, qui devait la prendre en observation pour une semaine et éventuellement la présenter à un candidat à l'adoption. Ils ont tous parlé au-dessus de la chienne, qui d’un seul coup ne bougeait plus, sans doute intimidée par la voix claire de son futur mentor.
L’homme lui a mis un collier rouge, et l’a caressée. Elle a accepté cela sans broncher, bien évidemment. Il était rassurant et savait y faire avec les chiens. Pour un peu, je l’aurais suivi moi aussi.
Puis, elle a emboîté le pas de son nouvel entremetteur, vers la sortie, et n’ayant plus le cœur à sauter, n'a même pas jeté un seul regard de regret en direction de mes maîtres.
L’ingrate.
Pauvre petite idiote à toujours tout accepter, à tout espérer pour finalement se résigner facilement. A coup sûr, elle recommencera son numéro de chienne voltigeuse en un autre endroit, voilà tout.
Avait-elle au moins une idée de ce que c’était, s’attacher vraiment ? A t’elle éprouvé au moins une fois le noble attachement du chien envers son maître, homme, femme ou enfant?
Curieusement, ce jour-là, seul le chat l’a regardée s’éloigner, avec une insistance trouble.
Il est resté figé, assis dans un coin du couloir, ne quittant pas la porte des yeux, même une fois refermée. Si je n’avais pas surpris le chat ainsi, cette créature insondable qui semble toujours flotter entre deux mondes, à la croisée de tous les mystères, je n’aurais jamais pris conscience de ma cécité.
Il m’est apparu évident qu’une correspondance secrète avait eu le temps de s’établir entre la vagabonde et le Moustachu, à l’insu de tous et, je crois même, à leur propre insu.
Je devais admettre une chose : si la chienne avait provoqué de l’émoi chez le chat, c’est bien qu’elle devait avoir des capacités inhabituelles pour un canidé.
Le jour d’après, et de façon énigmatique, le manque s’est installé sournoisement en moi. Je le trompais en disséquant ce qui restait de l’odeur de la chienne, sur le coussin vert qui avait été disposé tout spécialement pour elle, au pied de la table basse.
J’explorai alors une odeur d’une complexité incroyable...
On y retrouvait bien sûr le sillage âcre et musqué qui caractérise la note de fond chez le chien, mais s’y mêlaient des senteurs plus solaires, qu’on aurait pu croire issues d’un assemblage subtil de jasmin et d’eucalyptus. D’où pouvait-elle donc venir, cette petite écervelée ? Parfois, la résurgence d’une ancienne odeur de goudron brûlant venait contrarier la délicatesse de ce parfum, mais passé une première réaction de recul, j’y revenais, comme attiré par toutes les promesses d’aventures qui en émanaient.
Elle devait avoir bourlingué bien plus que moi.
Jaloux de toutes ses expériences dont je me sentais novice, je me surpris en train de me rouler avec délectation sur le coussin vert. Le chat me fixait, mais ce n’était plus avec dédain. Avait-il compris ma solitude nouvelle?
Décidément, des choses étranges se passaient depuis son départ.
J’ai bien du mal à exprimer cela, à hauteur de chien, mais pour la première fois de mon existence, l’amour dont j’étais gratifié et qui me rendait si heureux, ne me paraissait plus fournir une réponse suffisante au sens de ma présence ici, au sein de mon foyer. Ma vie était incomplète. Il me manquait un savoir, une connaissance.
Je n'avais jamais obéi qu'à l'appel de la forêt. Mais aujourd'hui, c'était l'appel de l'inconnu qui me tourmentait.
Au bout d’une semaine, elle nous est revenue. Elle fut étonnée de ce retour, et encore plus de la joie qui débordait de moi.
Je compris qu’elle ne nous quitterait plus lorsque mon maître l’affubla de petits noms : Choukie, ou parfois Chouquette.
Personne ne savait ce qu’elle était véritablement, si ce n’est qu’elle nous venait du pays bleu. Sur le carnet de santé portugais, il était écrit à la ligne « Race » : Indefinade.
Cela m’est apparu anormal. Il y a toujours un morceau de race identifiable chez un chien, une caractéristique physique qui trahit ses origines, mais manifestement, ce n’était pas le cas pour elle, qui demeurait un mystère.
Puis un jour, alors que nous étions en balade, un grand type nous a accosté, pour nous demander avec excitation si c’était bien un Podenco qui nous accompagnait. « Un quoi ? » a réagi ma maîtresse. Un « PODENCO », ce qu’elle s’empressa de taper sur son smartphone, dans la barre de recherche.
Il en est apparu le portrait exact de Chouquette, ou Choukie, ou encore Cindy rebaptisée en dernier lieu Indie.
J’appris ainsi que la chienne aux multiples noms, sans identité, sans origine, sans passé, mais à l’odeur des contrées lointaines, faisait partie d’une race autrefois sacrée, aujourd’hui déclassée et devenue le souffre-douleur des tortionnaires de chiens en Espagne et au Portugal.
Indie serait la descendante de chiens primitifs, de magnifiques lévriers apparus en Egypte il y a de cela au moins 4000 ans ! Et savez-vous ce qui a trahi son secret ? De grandes oreilles très mobiles, qu’elle aplatit quand elle veut passer inaperçue, et qu’elle déploie de toute leur longueur, au-dessus de sa fine gueule lorsqu’elle sent flotter autour d'elle une âme...en transit.
Indie, ma Princesse, est la descendante du Dieu Anubis, le Dieu-Chien qui se mêle de faire la pesée des cœurs avant d’introduire les morts dans l’autre monde !
Je compris alors l’ascendant qu’elle avait eu sur le chat, ainsi que le sentiment de vide étrange qui m’avait chamboulé, lorsqu’elle nous avait été retirée. La race d'Indie connait le passage vers le monde ténébreux qui terrorise les hommes, et dont les chiens ordinaires ne soupçonnent même pas l'existence.
Ma Diablesse n’a peur de rien, ni de la vie, ni de la mort. Instinctivement, elle sait que son destin ancestral est d'être un pont entre les deux.
Indie, une petite allumeuse, j'ai osé dire ? Oui, je maintiens, ma Douce, et je sais que j'aurais besoin de toi, un jour, pour défier l'obscurité.
Indie, ma voyageuse intrépide, je veux me prosterner à tes pattes. Tu as fait bien plus que de faire trembler le plafond de verre entre les humains et les chiens, tu l’as pulvérisé puisque te voilà promue dans mon cœur divinité et gardienne de mon âme immortelle.
Et quant aux hommes qui t'ont fait souffrir, ils vont moins faire les malins. Car de toi va dépendre le salut de leur âme!