Je suis au repos.
Un large sapin me protège d’une neige épaisse et tendre
qui, quelques secondes plus tôt, n’en finissait pas de m’aveugler,
obstruant mes yeux et glaçant mon museau.
C’est pour cette
unique raison que je ne les ai ni vus, ni sentis venir.
Un, deux...ils me
faut les compter par paire. Six attelages glissent à vive allure
sur cette même crête que j’ai empruntée en début d’après-midi,
avec l’innocence du paisible chien qui ne sait pas renoncer à
une promenade digestive.
Celui qui, le premier, a dirigé vers moi une mâchoire menaçante s’appelle Togo. C’est ce
que j’en ai retenu à entendre hurler les deux enfants accrochés
à leur attelage et pourtant impuissants à retenir la bête. Togo s'élançait vers moi ignorant les appels à l'ordre de ses passagers.
Après avoir
identifié le monstre comme étant un Malamute de l’Alaska, ma
drôle a joint ses cris à celui des enfants et m’a projeté sur le
bas-côté pour entreprendre de me hisser le plus haut possible mais elle n'a pas l’entraînement d’un chien de traîneau.
Et il me plaît toujours de résister à l’autre bout de la laisse.
Le frangin est
intervenu ; il ne s'est pas démonté et a brandit ses deux bâtons de
skieur de fond avec l’assurance d’un Samouraï. Un gars du coin s'est joint à la fête pour s’interroger, flegmatique, sur la probabilité que
Togo parviennent à balancer le convoi et son
contenu gesticulant, à travers les sapins.
Protégé par ce
solide bouclier humain, je me suis autorisé à exprimer mes protestations d'usage, et à faire goûter à ce bon Togo toute la
puissance de mes cordes vocales. On ne m’appelle pas Garou pour
rien. Tous ont observé que cette étonnante initiative a
eu pour effet d’attiser les nerfs, à l’évidence fragiles, du second partenaire de trait.
Je n’ai pas bien
saisi le nom de ce congénère, mais il devait rimer
avec Fiasco. Alors que les enfants, résignés, se préparaient à
une propulsion imminente, le meneur de chiens se décida enfin à apparaître et, en
une seule injonction - « A ta place Togo! »- rendit les montagnes à une paix immaculée et un silence miraculeux.
Je n’entendais
plus que ma drôle haleter jusqu’à reprendre son souffle. Le
samouraï et le savoyard dissertaient déjà sur l’enneigement
exceptionnel de cet hiver.
De mes hauteurs, je
suivais du regard les attelages s'éloigner sereinement et à bon rythme, comme après une escale ravigotante.
J’interrogeais le
sapin, le ciel, et les nuages. Ma vie est à ce point tranquille que
rien, absolument rien ne peut en troubler profondément le cours. Je m’expose, je
provoque, j’aboie...et la caravane finit toujours par passer. Je croise
un destin fabuleux à en couper le souffle, le frôle, hésite
presque à le caresser dans le sens de l’échine mais toujours, une
laisse me retient ou me sauve.
Je ne serai jamais chien de traîneau. Je n'en ai ni l'endurance, ni la musculature. Personne ne m'a appris à réguler la température corporelle pour résister durablement au froid, et mon mental n'est pas préparé à la rudesse des grands espaces de solitude. Dois-je pour autant choisir de vivre en modeste animal de compagnie, occupé principalement à mendier carresses et croquettes dans le cocon d'un foyer réconfortant?
Je décrétais que mon destin était de n'en choisir aucun, si ce n'est celui d'en croiser pleins d'autres, sur ce petit chemin serpentant entre les sapins.
Pourquoi devrais-je attendre le Crépuscule pour vivre entre chien et loup?
"Pourquoi?!" reprit, scandalisée, ma Drôle. "Mais parce qu'à ne choisir ni l'un ni l'autre, tu vas finir en marmotte!"
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Garou, ou le destin exceptionnel d'un beagle croisé avec un épagneul breton
et une marmotte des Alpes du Nord |